Albert CANAC

LE CONVOI DE LA MORT


2 JUILLET 1944

Extrait de la " Revue du Tarn "
n° 24 - Décembre 1961



IM PR I M ER I E
COOPÉRATIVE
DU SUD-OUEST ALBI 




LE CONVOI DE LA MORT
DU 2 JUILLET 1944

Récit d'un rescapé.

«Que l'homme soit noble, bon et secourable ! Car cela seul le distingue de tous les êtres que nous connaissons ! »

GOETHE.

I. — DÉPART DE COMPIÈGNE-ROYALLIEU

Compiègne-Royallieu, fin juin 1944. Depuis près de trois semaines déjà, les Alliés ont pris pied sur le continent et le fameux Mur de l'Atlantique a dû céder sous la formidable poussée des armées de la Liberté. La lutte s'avère encore chaude, mais son issue ne fait plus de doute : l'ennemi sera finalement bouté hors de France. C'est en tout cas la conviction qui anime avec force tous ceux qui, à cette heure, souffrent derrière les barbelés nazis ou dans les geôles de la Gestapo.

Au camp de Compiègne, l'ancien « Frontstalag 122 » est devenu, depuis de longs mois déjà, l'antichambre des bagnes nazis. Nous sommes là des milliers de Français de tout âge, de tous les horizons ; mais tous unis par un même idéal : l'amour de la Liberté.
Chaque jour de nouvelles colonnes de détenus arrivent au camp : beaucoup portent sur leur visage les traces toutes fraîches des sévices reçus.
Les Allemands raflent, arrêtent un peu partout à tour de bras et Compiègne se remplit peu à peu.

 

Le 1er juillet au soir, rassemblement sur la Grand-Place de ceux qui partiront au prochain convoi, le lendemain même. J'en suis.
Nous passons devant des soldats qui remplissent nos dossiers, distribuent des vivres : une boule de pain noir, du saucisson, leur fameux saucisson, un peu de margarine. Tout cela pour quatre jours, nous dit-on.
Puis, on nous conduit au camp C, camp de passage, où nous dormirons sur la paille. Nuit émouvante. Les gars chantent « la Marseillaise », le « chant du Départ », le « chant du Maquis ». On se berce quand même d'espoir : « Jamais les trains ne pourront passer ! » affirment certains avec force et conviction.

Le lendemain matin, dimanche 2 juillet 1944, un long convoi de 2521 détenus, fortement encadré, quitte Royallieu pour se rendre à la gare de Compiègne, distante de plusieurs kilomètres.
Les rues de la ville ont été soigneusement vidées pour la circonstance. N'a-t-on pas vu en effet, lors de précédents départs, de courageuses Compiégnoises prendre par le bras quelques déportés et les entraîner, mine de rien, dans une rue adjacente, comme si c'était leur mari, ou leur petit ami ! Aussi la surveillance est-elle très stricte. En traversant le pont de l'Oise, alors que je regardais fixement les eaux de la rivière, j'entendis le policier marchant près de moi, s'écrier : « Il ne faudrait pas que ce cochon-là ait envie de se jeter à l'eau! » Et il pointa vers moi un canon menaçant. De-ci, de-là, quelques mains s'agitent derrière une vitre. La pitié, l'anxiété, mais aussi parfois une farouche résolution se lisent sur ces visages qui nous adressent un dernier salut.

II. - L'EMBARQUEMENT

A la gare, on a parqué les voyageurs dans le hall. Un train de wagons à bestiaux.

— les fameux : « Hommes 40, chevaux 8 » —nous attend sur une voie secondaire.
C'est alors l'embarquement, mené tambour battant : par lots de 100, les S.S. nous font monter dans les voitures à grand renfort de vociférations, de jurons et de menaces. Quelques bourrades ou coups de pied incitent les traînards à plus de célérité. « Schnell ! Schnell ! Vite ! Vite ! ».

Dans mon groupe, l'un de nos camarades, vêtu d'un bleu de travail (*), s'obstine à vouloir monter avec nous, alors que les sentinelles le repoussent, le prenant sûrement pour un cheminot de la gare. Le malheureux n'y comprend rien ; s'éloigne un peu, puis revient. Les Allemands se ravisent alors et l'embarquent définitivement avec nous.
Après une ultime fouille, assez infructueuse d'ailleurs, un S.S. nous lance ses dernières menaces. En cas d'évasion, il nous fait fusiller. Il termine en nous assurant, sans sourciller, que nous serons par contre « bien traités » si nous restons tranquilles
pendant le trajet.

La lourde porte se referme hermétiquement ; elle est cadenassée. Nous sommes là entassés à 100 sur un petit espace. Seule, de chaque côté une petite ouverture grillagée de cinquante centimètres sur vingt-cinq. Un peu de paille sur le plancher, une tinette dans un coin. « Les salauds, on va tous crever là ! » s'est écrié l'un de nous. Mais un docteur nous dit : « Il ne faut pas parler ! Remuez le moins possible ! » Nous promettons de l'écouter

 

(*) Il s'agit, d'après un témoignage digne de foi, d'un tarnais : Jean Bories de Tessonnières, mort en déportation.

III. - EN ROUTE POUR L'INCONNU !

Il est neuf heures environ lorsque le train s'ébranle. Il fait encore frais ; un ciel brumeux et bas nous permet d'espérer une journée pas trop chaude. Chacun se tait, plongé dans ses pensées intimes : de la ville, nous parvient le tintement des cloches.
L'émotion m'étreint. Je revois mes parents, mes amis et connaissances : mon village, ce coin de France où il faisait si bon vivre en temps de paix - Oh ! Dimanches du temps de paix, dimanches de joie et de bonheur ! Ding ! Dong ! font les cloches et la nature en fête, indifférente à la tuerie des hommes, semble exulter et me crier la joie de vivre ! Contraste cruel !

Mais tout à coup je perçois, vers l'ouest, un roulement sourd et discontinu. Les vrombissements des avions déchirent l'air ; la terre tremble. Les Alliés martèlent sans relâche les positions ennemies.

Alors l'espoir et la joie font à nouveau place à l'amertume. Qu'importent nos souffrances, qu'importe la malchance qui nous a mis hors de combat, qu'importe éventuellement notre mort puisque la cause que nous servions est sur le point de triompher !

Pendant l'alerte le convoi a stoppé à l'orée d'un bois ; nos gardiens font les cent pas le long de la voie, pas très rassurés d'ailleurs. Ils rient jaune. Me haussant sur la pointe des pieds, je les contemple un instant par la petite ouverture grillagée.

Mes camarades me chargent d'écouter ce qu'ils disent puisque je connais l'allemand. Ce sont des jeunes en majorité : des S.S. (Service de Protection du parti nazi) ou des S.D. (Service de Sécurité). Ils se révéleront tout au long du trajet d'une brutalité sans égale. Pour l'instant ils scrutent le ciel en se défilant de leur mieux. Puis, ils surveillent nos wagons, le fusil ou la mitraillette pointés vers nous. Si par hasard ces « terroristes » tentaient de s'évader !

L'alerte passée, le convoi poursuit sa route avec une lenteur désespérante. Les voies sont coupées en maints endroits, les arrêts fréquents. Nous avons mis plusieurs heures pour atteindre Soissons et au temps couvert du matin succède brusquement un soleil de plomb. Dans notre wagon la chaleur devient très pénible. Au début nous avons essayé de nous organiser pour économiser au maximum l'oxygène dont nous disposons. Les plus âgés et les plus jeunes s'assoient sur le plancher ; les plus valides restent debout, adossés aux parois. Les deux ouvertures sont dégagées pour que le maximum d'air et de lumière pénètre à l'intérieur. Ceux qui se sentiront mal viendront à tour de rôle y respirer une bouffée d'air. Toutes ces précautions, strictement observées au début, s'avéreront bien vaines par la suite

IV. — LE SUPPLICE. DE LA SOIF ET DE L'ENTASSEMENT

Peu à peu l'atmosphère devient irrespirable ; notre corps ruisselle de sueur ; nous quittons nos habits : une soif tenace, terrible, tenaille notre gorge. « A boire De l'eau par pitié ! » tel est le cri qui commence à s'élever de tous côtés.
Des voitures voisines montent des plaintes semblables. Si seulement nous pouvions boire, même de l'eau sale, boire à satiété ! La soif, supplice terrible entre tous ! Cette soif qui vous brûle la gorge, engourdit tous vos membres, enflamme votre regard, dessèche la bouche et paralyse votre langue ; la soif, la terrible soif qui finalement, l'asphyxie aidant, mènera bon nombre d'entre nous à la folie !

Vers quatre heures de l'après-midi, nous voici à Reims. Nous avons à peine parcouru une centaine de kilomètres. Non seulement les voies sont coupées, mais nous devons laisser passer les convois de troupes, abondamment camouflés, qui se dirigent vers le front de Normandie. Aux fenêtres, des soldats goguenards ricanent en nous voyant et en entendant nos plaintes. Ils ont l'air de croire à la victoire finale. Aussi peu leur chaut que quel­ques centaines de chiens de Français, ennemis du grand Reich. crèvent de chaleur et de soif sur une voie de garage !

Par l'ouverture grillagée, je distingue d'énormes entonnoirs au bord de la voie, ainsi que de longs tronçons de rails que l'explosion a projetés dans les arbres. Plus loin, c'est une masse informe de wagons écrasés, pulvérisés, amoncelés les uns sur les autres.
J'aperçois aussi à quelques mètres une rivière aux eaux calmes : la Vesle sans doute. Ah ! boire ! Se plonger dans l'eau !... Justement à ce moment, une brave garde-barrière aidée de ses enfants, réussit à nous faire passer quelques bidons d'eau.

D'autres cheminots font de même. Pendant ce temps certains d'entre nous griffonnent en hâte quelques mots sur un bout de papier qu'ils jettent dehors dans l'espoir qu'il parviendra à leur famille. Dès l'arrivée des premiers bidons, c'est la bagarre dans le wagon. Celui qui a la bouteille, insensible aux appels de ses camarades, veut la vider d'un trait. Il faut la lui arracher de force. A des moments pareils, plus rien ne compte : l'amitié, la solidarité Vains mots en la circonstance. Ce spectacle est d'une infinie tristesse pour ceux qui restent encore lucides.

Cette eau, ce n'était rien pour cent hommes. La soif recom­mence à nous torturer de plus belle, jusqu'au martyre, jusqu'à l'asphyxie. Nous sommes restés des heures à la rage du soleil. Notre wagon est une véritable fournaise. Nous fondons à vue d'oeil. Les forces nous abandonnent, l'asphyxie nous gagne... Le train roule à nouveau. Où sommes-nous ? Je ne sais. Ma vue se trouble... Alors au soir de ce beau dimanche de juillet éclate le drame le plus affreux que j'aie jamais vécu !

V. - LE DRAME

Le premier, l'adjudant Didelot, mon fidèle collaborateur à l'Ecole Militaire de Tulle, la face violacée, les yeux révulsés s'avance vers moi en titubant, indifférent aux plaintes de ceux qu'il bouscule ou sur lesquels il marche. D'une poussée désespérée, il se fraye un passage à travers tous ces corps affalés, pêle-mêle, depuis le coin opposé du wagon et s'effondre à mes pieds. « Mais, il „va mourir ; il étouffe ! » dis-je à mes camarades. Nous essayons de le sauver, mais comment ? Nous le hissons vers l'air ; avec un mouchoir, à demi-inconscient, je pratique même sur lui des tractions de la langue ! Tout a été inutile. Nous n'avons plus qu'à le laisser mourir et attendre notre tour.

Dans la pénombre du wagon, des cris, des plaintes, des râles s'élèvent de toutes parts. C'est la tragédie dans toute son horreur. A terre, un entrelacs de bras, de jambes, de corps affalés. Ceux qui sur le plancher hoquettent dans une atmosphère irrespirable sont piétinés par d'autres qui debout deviennent subitement fous furieux. C'est la mêlée générale. La folie s'empare du wagon ; le train roule avec son bruit, ses cahots. C'est la nuit presque totale. Des crises de démence subite secouent notre voiture ; elles s'apaisent, reprennent, s'apaisent pour reprendre encore. Des cris dominent par moments le tumulte : « Fusillez-nous ! Au moins fusillez-nous ! Qu'on en finisse ! ».

Les uns foncent tête baissée contre les parois en renversant tout sur leur passage et retombent pour ne plus se relever. D'autres se ruent aux ouvertures, s'accrochent à pleines mains aux barbelés et hurlent... Tac, tac, tac !... Une rafale de mitraillette part de la vigie de notre wagon. D'autres se battent. S'armant dans leur folie de tout ce qu'ils trouvent : souliers, bouteilles, poinçons et même couteaux, ils frappent dans le tas à coups redoublés. Des hommes s'assomment, s'étranglent, se crèvent les yeux en appelant qui un père ou une mère, qui une femme et des enfants. Adossé aux parois, les plus lucides se protègent de leur mieux, en abattant parfois d'un coup de poing leur agresseur.

Malheur à celui qui tombe ! Des plaintes, des appels fusent de partout : « Je meurs ! Maman ! Je suis innocent ! » D'autres : « Vive de Gaulle ! Vive la France ! » Le sang gicle ; j'en suis éclaboussé... A un moment, deux jeunes garçons, maîtres d'internat à Tulle, Beaudiffier et André, sont venus près de moi. « J'en peux plus, j'en peux plus ! » disait Beaudiffier. « Reste calme, ne bouge pas, respire près de l'ouverture ! » Mais ils n'ont pas tenu plus de quelques minutes. A leur tour, ils ont plongé sur le tas de corps qui jonchait le milieu du wagon. J'entends encore ces râles affreux, ces hoquets qui agitaient convulsivement ce magma de corps ! Pauvres gosses ! .18 ans à peine !

Debout près de la paroi vers le milieu du wagon, j'ai échappé par miracle à la tuerie. Tout à coup mes oreilles bourdonnent ; j'entends des cloches et revois les pendaisons de Tulle... Je m'ef­fondre. Par chance mon camarade Boulant de Tulle est près de moi, me calme, me soutient. Je lui dois sûrement la vie. (Le malheureux mourra d'oedème en février 45, à Dachau). Que se passa-t-il alors ? Combien de temps restai-je inconscient? Toujours est-il que, revenu à moi, je me retrouvai sur un tas de cadavres. Le calme était revenu dans notre wagon. Le calme de la mort et d'un charnier !

Combien de survivants sommes-nous ? Impossible de le savoir dans l'obscurité. En attendant; nous restons là, effondrés sur les cadavres de nos malheureux camarades qui dégagent déjà une odeur fétide. Dans les wagons voisins, c'est la même tragédie, tragédie parfois pire encore, nous l'apprendrons plus tard (2).

VI. - EMPILÉS, TEL UN TAS DE FAGOTS

Entre temps le train a poursuivi sa marche, toujours entre­coupée de fréquents arrêts, et le jour point quand nous arrivons vers Revigny-sur-Ornain (Meuse). Il s'agit maintenant de compter les morts : il y en a partout dans le wagon, dans toutes les posi­tions, la face violacée, les yeux révulsés, le ventre gonflé, couverts de déjections, affreusement déformés ! Nous armant de courage, les plus valides d'entre nous s'emparent des cadavres et nous les empilons péniblement dans un coin du wagon, tel un tas de fagots ! Nous sommes si épuisés que nous ne pouvons les soulever qu'à grand peine. « Tiens, c'est un tel !... Tiens, ici c'est... X ; là c'est... Y !...» Chacun donne libre cours à sa surprise doulou­reuse en découvrant un ami ou un parent parmi les morts. Il y en a quarante-six dans le wagon ! Quarante-six sur cent !

Nous nous rangeons dans la partie de la voiture restée libre et essayons de nous asseoir et d'allonger nos jambes si courbaturées. Par bonheur, quel mot dérisoire, par bonheur il pleut à présent. La soif nous torture toujours. L'air a été tellement vicié que la paille et nos boules de pain sont à moitié pourries. Nous-mêmes, nous sommes méconnaissables : les yeux creusés par la fièvre et la soif, le visage boursouflé et parsemé de boutons. Nous urinons tout rouge.
Etant moins nombreux, nous nous relayons
aux ouvertures pour y respirer ou y recueillir dans le creux de la main quelques gouttes d'eau tombant du toit du wagon. Quel délice !

(2) Dans un wagon, il y eut 97 morts ! Des 3 survivants l'un mourut à l'arrivée à Dachau ; l'autre devint fou. Le troisième, seul véritable rescapé. est notre camarade Gonzaléz André, de Toulouse, âgé de dix-sept ans à l'époque,

Soudain un arrêt brusque. Nos gardiens vont et viennent le long du convoi. Je me hasarde à interpeller l'un d'eux et lui demande s'il ne serait pas possible d'enlever nos morts : « Il y en a quarante-six dans notre wagon ! » lui dis-je.
Un ricanement haineux : « Ça fait quarante-six cochons de moins » (« Es sind 46 Schweine minder ! ») Telle fut la réponse.

VII. — L'ARRÊT DE REVIGNY

On repart, puis bientôt le train stoppe à nouveau. Les Allemands secouent la porte de notre voiture qui s'ouvre avec violence. « Raus ! Raus ! Los ! Los ! » — « Dehors ! Dehors ! Et en vitesse ! »
— Titubants, énivrés par l'air pur, nous sautons à terre. On nous range sur le bord de la voie, dans un champs de pommes de terre. Derrière nous des fusils-mitrailleurs, leurs servants en position de tir. Toute évasion est impossible ; d'ailleurs nous n'avons pas la force de tenter de fuir. Nous sommes en rase campagne, loin des yeux indiscrets. Pourtant, voici qu'arrive, dans le dos de nos gardes-chiourme, fort occupés à nous tenir en respect, un brave homme à vélo, sur un chemin à travers champs. Il avance, hésitant, ahuri. Mais les Allemands l'aperçoivent et l'accueillent par une bordée d'injures, ponctuées de menaces précises.

— « Retour ! Retour » hurlent-ils. Le bonhomme bousculé, rudoyé, évite de justesse une chute spectaculaire, fait demi-tour et disparaît sans demander son reste. En d'autres circonstances la scène n'aurait pas manqué de comique.

Il pleut à torrents ; nous sommes presque nus pour la plupart ; la pluie cingle nos corps moites de sueur. Qu'importe ! Nous sommes si heureux de boire à pleines mains l'eau boueuse du fossé ! Pendant ce temps les Allemands ont désigné quelques détenus parmi les survivants de chaque wagon pour enlever les cadavres et les entasser dans des voitures libérées à cet effet. Même les morts — il y en a déjà dans les cinq cents ! -- doivent arriver à destination. Il y en aura bien d'autres encore !

Nous assistons au transfert des quarante-six cadavres de notre wagon dans la voiture qui précède la nôtre. Ceux des wagons voisins y sont également entassés. Même opération tout au long du convoi. Les officiers qui surveillent le transfert trouvent que ça ne va pas assez vite. Ils injurient nos camarades qui, exténués, laissent parfois tomber involontairement les cadavres sur le ballast. Ces représentants de la prétendue « race des seigneurs » feignent de s'indigner hautement du peu de respect que nous semblons témoigner à ces morts, dont ils portent l'entière responsabilité. Les jurons et imprécations pleuvent : « Juden ! Lumpen­volk! Dreckhunde! » — « Juifs! Tas de clochards! Salauds! »

Tout y passe. Mais voici qui va mettre le comble à leur fureur : du wagon voisin, quelques moribonds ont été déposés subrepticement un peu à l'écart, sur le ballast. Ils remuent à nouveau, reprennent vie. Les Allemands reviennent, les aperçoivent. En hurlant, ils tirent leur pistolet et achèvent les malheureux d'une balle dans la tête. Le transfert terminé, on arrose les cadavres de désinfectant et on nous remet à cent par wagon. Le supplice recommence...

VIII. - ET LE SUPPLICE CONTINUE...

Le « convoi de la mort », traînant ses cadavres, ses moribonds et les survivants à demi-asphyxiés et fous poursuit sa route vers l'Est. Toujours la soif! Par chance, il pleut encore. Nous recueillons l'eau de pluie dans un quart conservé on ne sait trop comment. Du wagon qui nous précède, bourré de cadavres, se dégage une odeur terrible, absolument insupportable.

Nous découvrons dans un angle de notre voiture une petite fente dans l'épaisse paroi. D'autres malheureux l'avaient creusée avant nous. Un liteau coulissant permettait de la camoufler pendant les arrêts. Armés d'un couteau -- rescapé de la fouille de Compiègne — nous essayons de l'agrandir. C'est dur. A tour de rôle nous collerons notre nez à cette fente pendant trois jours et trois nuits !

Dans la nuit du 3 au 4 juillet, notre convoi entre à Novéant, gare frontière d'alors. Des cris, des vociférations, comme toujours. La porte s'ouvre brutalement. Un officier de la « Schutzpolizei », « police de protection », armé d'un nerf de boeuf et d'une lampe-torche entre dans notre wagon, escorté de quelques soldats.
Il reçoit en plein visage une bouffée d'air fétide et ne peut cacher un mouvement de recul et de dégoût. Puis, il nous compte en nous faisant passer rondement d'un côté du wagon à l'autre. Nous étions cent ! Décidément ces gens-là ont le sens du « maniement des masses » (« Massenbetrieb »). J'apprendrai plus tard que les S.S. et S.D. nous avaient quittés à cet endroit pour remonter sur Paris.
Notre train fut alors pris en charge par le capitaine de la « Schutzpolizei » Friedrich Dietrich de Schwetzingen (Bade-Wur­temberg). Ce dernier commandait pendant l'occupation le secteur de police de Hagondange (Moselle).

IX. - L'ALTERCATION DE SARREBOURG !

Dans l'après-midi du 4 juillet, le convoi arrive en gare de Sarrebourg. Le train stoppe.
Des hurlements, des cris. Que se passe-t-il ? Car ces hurlements viennent cette fois du quai. J'aperçois deux officiers allemands en train de s'apostropher violemment. L'un lève les bras au ciel, en proie à une violente colère.

Il s'écrie: « Armes Deutschland ! Sind Sie ganz verrückt !... » — « Pauvre Allemagne ! Mais vous êtes complètement fou ! Traîner ainsi des tas de cadavres !... »
— L'autre, fou de rage, réplique, menace. Il lui dit que nous sommes des terroristes, de sales juifs ou communistes et que nous n'avons que ce que nous méritons. Alors le premier rétorque qu'ici il est le maître et que, tant que le train restera en gare, c'est lui le seul responsable.
Les portes s'ouvrent. Au lieu des habituels gardiens, pleins de hargne et de menaces, ce sont des infirmières de la Croix-Rouge Allemande qui sont là, devant nous. Dans le regard de ces femmes, je crois déceler un instant comme une grande tristesse, une lueur qui trahit leur dégoût, leur honte devant tant d'inhumanité, tant de cruauté, de bestialité inutile et stupide ! Elles nous distribuent une soupe aux nouilles et nous font apporter des baquets d'eau.
Ce sera notre seule nourriture pendant les quatre jours de cette hallucinante et tragique « errance ».

Plus tard, j'aurai l'explication de la violente altercation de Sarrebourg. L'un des officiers était le chef du convoi, le capitaine Dietrich. Il s'opposait avec violence à la distribution de soupe que la Croix-Rouge allemande avait préparée pour les Français.
L'autre était le Commissaire de gare allemand qui, en apprenant que le train contenait des centaines de morts, donna libre cours à sa colère et fit distribuer une collation aux survivants, malgré les vociférations de Dietrich.
Ce dernier fut jugé, à la Libération, à Metz condamné à mort et exécuté. Au cours de son procès, il prétendit qu'en prenant en charge le train, ce dernier ne contenait que dix-sept-cents détenus et quatre-cent-cinquante cadavres entassés dans quatre wagons.

Il ne reconnut qu'un seul mort à son actif et ne voulut pas admettre que nous étions entassés à cent par voiture. S'il s'est opposé au ravitaillement à Sarrebourg, c'est, dit-il, pour soulager les déportés en leur permettant de partir plus vite pour Karlsruhe, où un ravitaillement était prévu. Les rescapés du convoi — et les autres aussi sans doute ! — ne manqueront pas, j'en suis sûr, d'apprécier la saveur de ces allégations !

X. - EN ALLEMAGNE

Mais revenons à la gare de Sarrebourg. La distribution terminée, Dietrich reprend le convoi sous sa coupe et le calvaire continue. Une autre nuit interminable va se passer tant bien que mal. Nous espérons que là où nous allons, il y aura au moins de l'eau à satiété.
Pour l'instant, c'est notre unique désir. Mais où
allons-nous ? Nous l'ignorons toujours. Peut-être serons-nous fusillés à l'arrivée.

Cette perspective, au point où nous en sommes, nous apparaît plutôt comme une délivrance. En attendant nous voici en Allemagne. Le train semble rouler plus régulièrement. Sur le soir, nous passons à Karlsruhe.
Pas de trace, bien entendu,
du fameux ravitaillement annoncé par Dietrich ! Je remarque en particulier le hall de la gare complètement écrasé par les bombes.
Après Karlsruhe, Stuttgart.
Le train roule maintenant dans un paysage verdoyant avec de belles forêts de sapins, paysage dont le charme incontestable ne nous aurait pas laissés insensibles en des temps meilleurs. Dans un pré, j'aperçois un uniforme kaki, mais délavé et terne. Un soldat français sans doute, un prisonnier de guerre. Je ne puis réprimer un sentiment d'envie. Je voudrais bien être à sa place !

Tard, le soir, nous arrivons en gare d'Ulm. Longue halte. Dans le hall, aux lumières camouflées, des gens passent devant nous sur le quai. Intrigués par l'odeur insupportable qui se dégage de notre train, ils regardent furtivement de notre côté, se bouchent le nez et s'éloignent sans mot dire, l'air morne et résigné. Ont-ils honte ? En tout cas aucun enthousiasme ne se lit sur ces visages.

XI. — L'ATTITUDE DES ALLEMANDS...

Les réactions des Allemands à la vue de notre convoi sont d'ailleurs très diverses : les uns, les jeunes surtout, nous montrent du doigt en ricanant et nous insultent : « Juden! Alles ins Krematorium ! » — « Juifs 1 tous au crématoire ! » Ce fut le cas par exemple en gare d'Augsbourg, dans la matinée du 5 juillet. Notre train est garé près d'un convoi de jeunes gamins portant le brassard de la « Hitlerjugend », la jeunesse hitlérienne. Ils s'amusent follement en nous voyant et nous jettent des cailloux par les ouvertures du wagon. Quelle haine dans ces regards juvéniles ! D'au-tres, des gens d'un certain âge en majorité, regardent rapidement notre convoi et s'écartent en hâtant le pas, le visage renfrogné et soucieux.

Dans l'après-midi du 5 juillet, après de longs arrêts en rase campagne, nous arrivons dans les faubourgs d'une ville assez sérieusement endommagée par les bombes. C'est Munich. Il pleut. Pendant un arrêt, j'aperçois un soldat qui surveille notre wagon. Nos gardiens ne sont plus des S.S. Leur comportement est plus humain. Ils portent l'uniforme de la « Luftwaffe », l'armée de l'air. Tout de suite l'allemand me dit que nous allons au camp de concentration de Dachau, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Munich. Ce nom résonne sinistrement à mes oreilles. Vers 1935, mon professeur d'allemand nous avait lu un livre intitulé : « Le camp dans les marais ». Il décrivait le calvaire des malheureux détenus — juifs, communistes, socialistes ou chré­tiens allemands hostiles au nazisme — qui édifiaient, dans des conditions terribles, le premier bagne nazi dans les marécages de Dachau. Pendant ce temps les braves gens d'Europe dormaient la conscience tranquille et l'âme en paix !

« Alles schlimm ! » me dit la sentinelle. « Oui, tout çà, c'est mauvais ! »

XII. — ARRIVÉE A DACHAU

Nous repartons et nous voilà bientôt à Dachau. Les S.S. du camp, flanqués de gros chiens loups, viennent prendre livraison de leur bétail humain. Sur un quai, de nombreux civils. Ils ne prêtent pas grande attention à nous. Ils sont habitués à pareil spectacle !
Nos nouveaux gardiens nous font descendre prestement. « Zu fünf ! Antreten ! »
— « Rassemblement colonne par cinq! » Il faut que ça ne traîne pas, sinon les coups pleuvent.
—« Ab, marschieren ! » — « En avant, marche ! » Le troupeau s'ébranle. Pour rendre leur prise en main sans doute plus efficace, nos gardiens nous font maintenant courir au pas de gymnastique à grand renfort de vociférations et d'insultes. Malheur à celui qui traîne ou qui tombe épuisé ! Il est sauvagement frappé ou mordu par les chiens.

Le camp est assez éloigné de la gare. Je n'ai naturellement guère l'envie, ni le loisir de contempler le paysage. Mais à un carrefour, un étrange poteau indicateur retient malgré tout mon regard. Surmontant une colonne de deux mètres environ, une espèce de socle supporte un étrange bas-relief où se détachent plusieurs figures : des S.S., l'air martial et résolu, entraînent vers le camp de concentration tout proche un juif rapace, un curé replet et un bourgeois rubicond et hilare. A l'arrière-plan, la foule des bons Aryens applaudit.

Après une course harassante, nous remontons la « Lagerstrasse », la rue du camp avec ses jolies villas proprettes et décorées de fleurs. L'entrée du camp donne sur une place entourée de confortables maisons, dont les habitants peuvent, de leurs fenêtres, voir les S.S. mener à la matraque les détenus au travail.

Un deuxième portail surmonté d'une inscription : « Arbeit macht frei ! » (« Le travail c'est la liberté ! ») Nous franchissons une espèce de porche ; de chaque côté des S.S. nous dévisagent d'un air dur et moqueur. Mais quelle est cette tenue bizarre ? Près de l'entrée, un « rayé », crâne tondu, au garde-à-vous avec une pancarte autour du cou : « Ich bin wieder da! » — « Je suis de nouveau là! ». Une évasion manquée sans doute et un avertissement aux nouveaux arrivants.

Aucune évasion n'est possible ici, si ce n'est en fumée par le crématoire ! On nous pousse sur une vaste place ; d'un côté, d'immenses baraques de part et d'autre d'une allée qui semble bien entretenue.
En face, un immense bâtiment ; sur le toit une inscription se détache dans les tuiles, en lettres énormes : « Es gibt nur einen Weg zur Freiheit. Seine Meilen heissen : Gehorsam, Niichternheit, Sauber­keit und Fleiss ! » — « Il n'y a qu'un chemin qui mène à la liberté. Ses bornes s'appellent : obéissance, sobriété, propreté et application ! » — Curieux !

Le « convoi de la mort » est arrivé à destination : des 2521 détenus embarqués à Compiègne quatre jours avant, 1536 seulement franchiront vivants la porte du camp ; 984 cadavres sont restés en gare de Dachau en attendant de passer au crématoire. Pour les survivants épuisés, hébétés, « l'enfer concentrationnaire » commence. Fort peu nombreux seront ceux qui auront l'incomparable joie d'être libérés, onze mois plus tard, par l'armée américaine et reverront leur Patrie !

Albert CANAC, ex-76.604 à Dachau
et Allach-Dachau.

Fait unique dans les annales du camp, l'appel des nouveaux arrivants ne put être mené à son terme, ce soir-là. C'était un détenu ancien, l'abbé Fabing, de Montigny-les-Metz, qui appelait les noms. Il y avait tellement d'absents — et pour cause — qu'il dut interrompre l'opération.Surtout que les présents, s'enhardissant peu à peu, se mirent bientôt à répondre : « Mort pour la France ! ». On nous conduisit aux blocs 21 et 23 et une soupe exceptionnelle d'orge perlé nous fut distribuée. De plus, suprême attention, nous eûmes droit à un « sac à viande » en papier de Finlande tout neuf ! Enfin, le réveil, le lendemain, ne fut sonné pour nous qu'à six heures au lieu de quatre.

 

- REVUE DU TARN -
Publication trimestrielle

de la Fédération des Sociétés Intellectuelles du Tarn
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