Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE |
LES ESCOUSSENS |
LES CAHIERS TARNAIS se sont promenés dans le Sud du département.
(ce dossier a été publié sur « LES CAHIERS TARNAIS » n°4 de mai - juin 1980)).
Sur une trajectoire qui partagerait le Tarn, depuis Carmaux, Albi, Castres, on trouve ESCOUSSENS, presque à la frontière de l'Aude.
Pour s'y rendre, rien de plus facile. Venant de Castres, nous avons emprunté la D 85 qui passe par Dourgne et à St-Affrique les Montagnes, avons pris la direction d'Escoussens. En moins de cinq minutes, nous arrivions à cet étonnant village, qui nous est apparu aussitôt comme un lieu clos.
ESCOUSSENS
Par Jean ESCANDE
Nous avons rencontré Jean ESCANDE, homme de lettres, peintre, dessinateur, qui habite depuis plusieurs années, le château d'Escoussens, où il vit avec sa famille.
Ce chercheur passionné scrute les pierres, déchiffre les vieux manuscrits pour découvrir l'histoire de ce coin du Tarn, très typique.Il nous en parle en fin connaisseur.
A l'encontre d'une étymologie extravagante qui fait venir Escoussens d'Ecorce — alors qu'en Occitan, l'Ecorce se dit la Rusco — il semble qu'il faille rechercher la signification du nom du village dans le mot Ecosse, ou Escosse, qu'on trouve abondamment en France : Ecos (Eure), Escoussans (Gironde), Escoussous (près de Génolhac, Gard), Lescousse et Escosse (près de Pamiers) : lieu de défrichements opérés par des bûcherons, avance Jean Palou (1) qui ajoute : « sous la direction de religieux » — mais les civilisations pastorales et agricoles antérieures à l'Histoire n'ont eu nul besoin de moines défricheurs.
On se trouverait donc en présence d'une clairière défrichée dans la forêt qui recouvrait la Montagne Noire : hypothèse que ne contredit pas une pénétration humaine qui aurait remonté le cours du ruisseau du Vernazobre pour trouver de nouveaux pâturages. Il est regrettable que nul n'ait songé à rechercher dans notre massif montagneux, des traces de civilisations, telle que notre voisine Saintponienne (2 500 ans avant J.C.). La toponymie locale regorge de termes celtiques : Montagne et Forêt de Cayroulet (le Petit Dolmen), le Breil (Le Bousquet), En Cancé (le Cours d'Eau), le Vernazobre : le Ruisseau des Aulnes, la Vergnasse : l'Aulnaie, qui indiquent une occupation pré-romaine des lieux.
En l'absence de toute étude du terrain, on sait seulement que les Romains ou Gallo-Romains exploitaient déjà la Marbrière et la Mine du Fer, en pleine forêt.
Escoussens n'apparait de façon officielle que très tard, en 1185 : « Roger II Trencavel permit au mois de Février de l'année suivante 1185 de bâtir le château d'Escoussens » (Devic et Vaissette : Histoire Générale du Languedoc, éd. de 1730, tome III, p. 69). Il ne s'agit là que de l'acte de naissance du château. Encore dut-il remplacer un castel plus ancien, du genre blockhaus de bois et pierres, car lorsque Roger II Trencavel, vicomte de Béziers, de Carcassonne et d'Albi y installe ses vassaux, ils se trouvent en présence de possesseurs antérieurs : le village existait donc déjà.
Vassale des Trencavel, la famille de Raymond de Dourgne, a fort à souffrir de la Guerre des Albigeois : en 1212, Dourgne est rasé par Simon de Montfort.
Selon la tradition orale — qui vaut ce qu'elle vaut — Escoussens aurait aussi été dévasté, et son premier château brûlé. Il n'aurait donc eu qu'une existence très brève, à supposer d'ailleurs qu'il ait été terminé avant la Croisade. Vers 1231, le dernier des Trencavel ayant été égorgé par les Croisés, dans la geôle de Carcassonne, Escoussens et les autres biens de Raymond de Dourgne reviennent â son suzerain : le dernier Comte de Toulouse, Raymond VII (1).
Raymond VII installe deux « pariers » (coseigneurs) à Escoussens : l'un d'eux, Guillaume Fort, de Belfort, originaire du Belfortés (région de Lacaune), reste très vite seul. On peut dire que du début du XIIIème siècle au milieu du XVème, soit du règne de Louis IX à celui de Louis XI, la famille des Fort de Belfort posséda Escoussens.
Même si les noms changent souvent : on s'aperçoit, en ce cas, qu'il s'agit de gendres qui épousent les filles... ni plus ni moins que dans les lignées paysannes ou bourgeoises actuelles.
Autre particularité : Escoussens est une coseigneurie. Jamais le château, le village, leurs terres, bois... n'ont appartenu à une seule personne, mais à plusieurs individus d'une même famille, parents ou alliés. C'est si vrai, qu'en 1266, lorsque Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX et gendre de Raymond VII (frère du Roi de France et gendre du Comte de Toulouse) envoie des enquêteurs à Escoussens, ils constatent d'abord, qu'en principe, le château et les terres appartiennent en entier, au Comte de Toulouse (donc à la dot de Jeanne, femme d'Alphonse), mais que par bienveillance, le Comte a ordonné à son sénéchal de délivrer aux enfants de feu Belfort, la moitié d'Escoussens, se réservant pour lui-même la moitié restante comme maison de campagne_
photo de la porte du château –pierres d’arc ...
Cette situation idyllique se dégrade au XIVème siècle. La fille d'un coseigneur, Jordane Audebaud, se trouve doublement propriétaire, car elle a épousé un descendant des Belfort, qui s'appelle Guillaume Fort, comme son ancêtre.
Jordane doit soutenir un procès compliqué et parfaitement inique. Pour payer une énorme amende que doit son père • à la Couronne de France, Jordane emprunte une somme considérable à un banquier de Castres : Raymond Saysse. Le père de Jordane « accusé de divers crimes », dont on ne nous dit rien, a tout l'air d'un cathare en fuite, et le procès ressemble assez à une spoliation pure et simple du Pouvoir sur un particulier. Jordane ne se laisse pas faire : pendant des années, elle poursuivra son procès, appuyée par son second mari, Hunauld de Lautrec, avec cette énergie caractéristique des femmes du Moyen-âge : qu'on se souvienne d'Aliénor d'Aquitaine.
Jordane se révéla excellente procédurière et bonne juriste, faisant réduire sa dette, repoussant les exigences, transigeant... Elle fit tant et si bien, qu'elle obtint pour sa famille, dépossédée le droit de demeurer au château.
Car Raymond Saysse, le banquier castrais et sa femme, Centulie de Brettes, morts sans enfants, ont légué la dette de Jordane à un ordre religieux cloîtré particulièrement patient et avide : les Chartreux de Castres. Nous assistons donc, dans le procès qui oppose la combative propriétaire terrienne aux moines, au début d'un processus irréversible d'appropriation qui rendra, en 1515, l'Ordre des Chartreux enfin seul propriétaire de tous les anciens biens nobles du village. Car Escoussens est le bien le plus considérable qu'ait possédé la Chartreuse de Castres. L'énumération des actes relatifs à Escoussens, dans le tome IV de l'Inventaire des Archives du Tarn (Charles Portal), occupe la moitié de l'article relatif aux possessions de la Chartreuse : c'est dire l'importance qu'y attachaient les moines, et le rôle que cette vaste propriété joua pendant 300 ans, dans leur économie.
Pendant 140 ans, (1367-1507), par des legs plus ou moins régulièrement obtenus, et en tout cas toujours contestés par les ayants-droit, enfants et petits-enfants des testateurs, les Chartreux se firent attribuer ce qui restait aux héritiers des Fort de Belfort : les Saint-Martin, de Touréne, dont le domaine existe toujours, en dessous de Navés. Ce genre de manœuvre devait susciter de puissants ressentiments, puisque après « l' hérésie » cathare, on voit en pleine guerre de religion (1567), la Chartreuse de Castres détruite de fond en comble par Guilhot de Ferrières.
Mais les Chartreux revinrent sous Louis XIII, et Dom Chatard, écrivant l'Histoire de la Chartreuse de Castres, put constater avec satisfaction : « Et d'un seul coup, le couvent posa le pied sur les possessions d'Escoussens, et l'y imprima fortement pour que, par la suite, personne ne puisse le lui faire quitter ». On n'est pas plus clair...
Les Chartreux restèrent donc près de 300 ans au village, de François 1 er à 1791, où, juste retour des choses, leurs Biens furent vendus comme Nationaux. D'après les Cahiers de Délibérations Consulaires que j'ai retrouvés et sauvés de la ruine en 1971, avec d'ailleurs le reste des Archives Communales, on voit qu'ils ne s'occupaient guère d'Escoussens que pour en tirer profit, vendant le bois, touchant les dîmes, les loyers, le montant des récoltes... Il est juste de dire que ce ne furent ni de bons, ni de mauvais maîtres, plutôt du genre indifférent pour tout ce qui ne regardait pas leur intérêt particulier. Les villageois possédaient certains droits, concédés par une Charte en 1515 : ramassage du bois mort pour se chauffer, (fouage), droit de prendre dans la forêt le bois de fuste (la charpente nécessaire à l'entretien des maisons). Tous ces droits déjà assez fallacieux et contestés sous la Royauté (la forêt de Cayroulet appartenait à la communauté du village mais seuls les Chartreux en percevaient les bénéfices), disparurent avec la confiscation des forêts par l'Etat en 1792. Quant aux Biens Nationaux, par un tour de passe-passe commun en période révolutionnaire, ils profitèrent en tout et pour tout à un seul acquéreur : Pierre-Joseph Lade, de Saint-Alby, garde-magasin des Subsistances Militaires à Carcassonne, pour une somme que l'épouvantable dévaluation de l'époque rendit dérisoire.
Depuis la Révolution, et tout au long du XIX' siècle, Escoussens perdit beaucoup de l'importance de « villette » qu'elle avait été, et qui possédait un juge, un ou deux notaires, un lieutenant juridictionnel, des médecins...
Un de ses enfants s'illustra comme général de Dragons sous l'Empire : Jacques Fornier de Fénérols, qui se fit tuer par un boulet russe, en décembre 1806, à Golymin (Pologne). Son nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Etoile.
Le village, qui en tout temps avait été la résidence de notables castrais, s'orna de la présence d'historiens locaux : Magloire. Nayral écrivit une partie de sa Biographie Castraise à la ferme des Colombiès, et les deux frères Combes habitèrent... une partie du château, que leur grand-père, Combes Jeanou avait achetée. On sait qu'Anacharsis écrivit, entre autres, une Histoire de Castres sous la Révolution, on sait moins qu'Hippolyte, le docteur, joua un rôle humanitaire pendant le grand Choléra de 1849-1854.
En 1944, la forêt de Cayroulet fut le théâtre de violents combats entre les groupes du Corps Franc de la Montagne Noire et des colonnes blindées allemandes, notamment à la maison forestière du Plo-del-May et à Fontbruno, où s'illustra l'adjudant René Gayral qui fonda par la suite, dans l'ancien Foulon des Chartreux – le Moulin de l'Avessenc – une Pisciculture de truites renommée. Le Monument Funéraire de Fontbruno, qu'on a vu inaugurer en 1947, par le Maréchal de Lattre de Tassigny, commémore de nos jours la résistance de nos montagnards à l'envahisseur.
Le Sceau de la Chartreuse de Castres n'est autre que les armes de Raymond Saysse, banquier local, dont le frère était « Consul des Riches », surmontées de la Vierge, patronne des Chartreux. Ces armes se lisent : « De gueules (fond rouge) aux trois bandes d'or, au chef d'azur (bleu) chargé de trois oiseaux d'argent ». Le blason est toujours visible au-dessus du maître-autel de l'église d'Escoussens. La Vierge avec l'Enfant Jésus sur son bras gauche, est caractéristique de l'Ordre des Chartreux. Elle est toujours présente, sous forme d'une belle statuette, dans une niche au-dessus du porche de l'église : mais l'Enfant a été décapité sous la Révolution, la tête est recollée.
Raymond Saysse, fondateur de la Chartreuse de Castres, avait épousé une fille de la famille de Brettes, Centulie. Les Brettes étaient originaires des villages de Cruzy et Villespassans, au Comté de Narbonne. La famille existait encore à la fin du XIX' siècle. Cette famille de Brettes fit fortune à Castres : une des rues de la ville porte encore leur nom. Centulie donna aux Chartreux le domaine de Touscayrats, proche d'Escoussens, qu'elle tenait de son frère, Bérengier. Elle inaugura au château d'Escoussens une curieuse tradition : toutes les femmes qui en sont propriétaires sont originaires de Narbonne.
Quand au Sceau des Consuls d'Escoussens, en 1644, ce sont les armoiries concédées par les Chartreux, seigneurs du village, à la Communauté d'Escoussens : l'Agneau de Saint Jean Baptiste, patron des Chartreux. Une ferme porte toujours son nom : Mont Saint Jean. Le blason est particulièrement parlant pour les populations qui depuis des siècles, élèvent des moutons : « D'azur, à un agneau pascal portant une croix d'or, avec sa banderole du même Ce blason orne toujours la salle de mairie.
Chateau des Escoussens
Un deuxième texte sur le village des Escoussens par : Bertrand de Viviès
« Encerclé par les larges pentes boisées de la Montagne Noire, recroquevillé dans ce cirque dont il semble épouser le moindre relief, il se blottit, semble se resserrer à l'abri de ses vieux murs.
La masse des maisons épouse les pentes de l'ancienne motte que couronne l'énorme bâtisse de l'ancien château.
Eloigné des grandes voies, au pied de la montagne refuge, loin des villes carrefour, presque refoulé, la communauté y sait qu'à quelques heures de marche, il y a l'autre pays ; déjà le Bas Pays. C'est une frontière.
Toujours un peu en marge, Escoussens a vécu au rythme de l'écho de l'histoire, l'autre histoire, celle des hommes plus indépendants que la forêt proche sauve, nourrit et protège.
L'autre protection, c'est celle des murs du village, dernier bastion face à la plaine, les remparts de la vie communautaire avec ses maisons, son église, ses halles et son fort.
Rien ne semble avoir bougé, nulle part mieux qu'ici on ne ressent ce qu'ont pu être les liens étroits unissant peuple, clergé et pouvoir féodal. Unité et force toujours recherchées, difficilement ressenties parfois.
Unité et force. La structure urbaine nous les révèle à nouveau dans son resserrement si caractéristique.
Il ne nous manque que la hiérarchie féodale, la voilà dans le choix de l'emplacement des édifices. La base est constituée de maisons du peuple, puis plus haut, vient l'église ; lieu public, lieu intermédiaire, vient enfin le château, lieu de la suprême autorité, dominant à la fois l'église et le peuple.
Il ne reste à la vie communautaire que le petit espace des halles, bien petitement conçu et pour cause, on a longtemps eu peur des nouvelles formes de liberté, qui naquirent par les consulats. Redouté par l'église et le pouvoir féodal, on n'accorde comme tout lieu de rassemblement que le seul espace ouvert du village, car il est aéré et facilement contrôlable.
Escoussens est vraiment un lieu curieux, il étonne, les rue étroites, raides et sinueuses gardent tout le charme de ce secret.
Et où chercher mieux qu'à l'église, la plus remarquable expression de cette population si secrète.
Comment ne pas croire à ce charme lorsque les figures sculptées de l'édifice sont jugées par Victor Allègre, comme les plus originales de la région ?
La sculpture religieuse : expression personnelle des impressions profondes. Il suffit de regarder et de lire.
Figures humaines ! Reflet de l'artiste ? Du maître ? Au moins d'une des faces de l'homme.
Que dire devant le bouffon aux oreilles de faune et de démon, jouant avec deux marottes semblables à son propre visage, mais inanimées.
Figures de vilains, d'orants aux regards interrogateurs, parfois hagards, fixes dans un rictus de la pierre depuis des siècles.
De ce monde étrange, les monstres ne sont pas exclus. Deux dragons verts dévorent un homme et une femme. Tarasque ? Monstre apocalyptique ? Rêve ou mythologie Languedocienne ?
Sans transition, on passe de l'incertitude médiévale aux assurances baroques, avec le beau rétable en bois doré, où apparaît le caractère des artisans de ce chef-d’œuvre, réalisé par des hommes qui connaissent bien le bois (très belles découpes, volutes et autres éléments décoratifs), mais qui n'ont pas le génie des artistes du grand art. Ils sont de leur profession, charpentier ou travailleur de bois comme il y en avait beaucoup dans le village, à cette époque. Leurs ciseaux révèlent leur franchise et leur naïveté dès qu'ils s'attaquent aux figures de saints.
Voilà l'homme devant Dieu, l'homme qui se dévoile franchement ; voici l'homme de tous les jours, montagnard ou artisan dont l'habitat est le reflet de la vie. Une vie discrète, une maison discrète, un homme dur au labeur et résistant, une maison aux lourdes portes cintrées, un seul étage, une bonne assise.
Les halles sont supportées par de larges piles de pierres.
Le château, énorme, entoure une cour intérieure, dernier abri autour de laquelle les bâtiments abritaient les diverses activités de cette petite vie collective.
Aujourd'hui, Escoussens est un village tranquille. Pourtant, bien des faces cachées de son histoire restent à découvrir. Là, le terrain est vierge."