Histoire de Revel Saint-Ferréol                                  CAHIERS DE L’ HISTOIRE - N°19 - Année 2014 - pp. 4/12

Vincent Piccioni, homme d’affaires internationales

et élu bonapartiste (1812-1897)

« de Bastia à Revel… en passant par les Indes Occidentales »

 

par Régis Bezard-Falgas

 

 

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Le jeudi 18 février 1869, Edmond Viellot, secrétaire de la rédaction du quotidien parisien « La Chronique Illustrée », écrit joliment : « M. Piccioni est un député-voyageur, ou plutôt il a voyagé beaucoup avant de se « reposer » sur le fauteuil de député …  En 1860, il transplanta ses pénates errantes dans la Haute-Garonne, où les électeurs se sont hâtés de l’attacher au sol par les chaînes de fleur de la députation. »

Comme cela devrait ressortir de cette note, Vincent Piccioni est une personnalité typique - à la fois bâtisseur de fortune et homme politique - du XIXème  siècle conquérant. Tour à tour, avocat, négociant et armateur, il se lança également dans la politique en assumant des mandats de maire de Bastia et conseiller général de la Corse dans les années 1850, puis de conseiller général et député de la Haute-Garonne au cours de la deuxième décennie du Second Empire

 

Vincent Piccioni nait à Pino (Haute-Corse) le 19 août 1812 dans une vieille et importante famille catholique d’origine gênoise, arrivée en Corse sous le règne de Charlemagne pour en chasser les Sarrazins. Toujours selon Edmond Viellot, la famille Piccioni « figure sur le livre d’or de la République de Gênes ».

Vincent est le fils de Jean Marie Piccioni (1757-1834) et de son épouse née Brigitte Blasini (1772-1827), riches propriétaires. Il est le petit-fils de Sébastien Piccioni, compagnon d’armes de Pascal Paoli (1).

 

- Vincent Piccioni en uniforme de député (1863)

Vincent a plusieurs frères et sœurs dont les deux frères aînés suivants :

L’un, Sébastien Piccioni, né à Pino le 2 mars 1802, propriétaire, maire de l’Ile-Rousse (Corse) sous Louis-Philippe puis au cours du Second Empire. Il fut nommé, par décret du 15 septembre 1860, chevalier de la Légion d’honneur et décoré de l’insigne « des mains de l’Empereur »(2), très probablement à l’occasion de l’escale que l’Empereur, en route vers l’Algérie, fit à Ajaccio. Sébastien Piccioni est décédé le 30 août 1890 à l’Ile-Rousse.

Son fils Jean (1825-1876) fut conseiller général de Corse (canton de l’Ile-Rousse) au cours de ce même Second Empire. Quant à sa fille Brigitte (1830-1886), elle épousa Sampiero Gavini (1823-1875), conseiller général de Corse et député de Corse de 1863 à 1870.

L’autre, Antoine Piccioni, docteur en médecine, né le 21 mai 1808 à Pino, fut maire bonapartiste de Bastia de 1865 à 1870, conseiller général de la Corse (canton de Brando) de 1865 jusqu’à son décès en 1880.
Chevalier de la Légion d’honneur (décret du 14 août 1867), commandeur de l’Ordre de Saint-Grégoire le Grand (autorisation du 11 février 1868), il publia de nombreuses recherches médicales et historiques avant de disparaître le 7 juin 1880 à Toulouse «
il s’était rendu pour diriger les études de ses chers enfants » .

Au sein des publications du docteur Piccioni, notons un court  « Mémoire relatif à l’épidémie cholérique observée dans le canton de Revel pendant les mois de septembre et octobre 1854 »,mémoire rédigé à Revel en octobre 1854 et publié peu après par César Fabiani, imprimeur-libraire à Bastia.

Parmi les enfants du docteur Piccioni, remarquons Camille Piccioni (1859-1932), docteur en droit de la Faculté de Toulouse où il s’inscrit à l’issue de ses études en tant qu’avocat stagiaire. Il entra ensuite dans le corps diplomatique et fut, entre autres fonctions, chef de cabinet à deux reprises du Ministre des Affaires étrangères, l’Ariégeois Théophile Delcassé. Camille Piccioni, plus tard commandeur de la Légion d’honneur, épousa en janvier 1890 une fille de Gustave Eiffel.

En 1826, à l’âge de quatorze ans, Vincent Piccioni est envoyé en pension à l’Ecole de Sorèze ; il dispose alors d’un correspondant à Revel, le notaire Jean-François Durand (3) qui le recevait lors des rares sorties autorisées au cours de l’année scolaire. Vincent épousera à Revel le 5 septembre 1837 la fille du notaire, Jeanne Marguerite Éricie Durand, née à Revel le 23 décembre 1813

Tableau des anciens élèves de Sorèze 1825 - 1827

V.PICCIONI

 

Une autre photo de Vincent Piccioni

et

Blason de la famille Piccioni (peint par Bernard Velay) dont la description est la suivante : « Ecartelé : aux 1 et 4, de gueules à la tour d’or ; aux 2 et 3, d’argent au lion de gueules armé et lampassé. Brochant sur le tout un écu d’or à la croix de gueules. L’écu est entouré d’un chapelet. Couronne de marquis.
(Source : « Nouvel armorial corse. Livre d’or de la noblesse, par Jean-Christophe Orticoni, 1992, Editions Jeanne Lafitte ».)

 

 

 

 

 

Ile Rousse  (Corse) – le château Piccioni

 

 

A l’issue de sa scolarité à Sorèze en 1832, il suit des études à la Faculté de droit à Toulouse, en sort licencié et devient avocat au barreau de Toulouse, demeurant alors au 42 rue Peyrolières. En 1840, il est président de la Société de Jurisprudence de Toulouse (4) ; cette société avait été fondée en 1812 « pour procurer aux jeunes avocats et aux licenciés en droit les moyens de se perfectionner dans la connaissance des lois et surtout dans la pratique de la parole »(5).

Entre 1840 et 1842, « Le Journal de Toulouse politique et littéraire » mentionne régulièrement les plaidoiries de Piccioni dans des procès d’Assises.
Peu après, il rentre à Bastia, ouvre un cabinet d’avocat où il devient, tout jeune encore, bâtonnier de l’ordre.

En 1846, Vincent Piccioni « jeta par-dessus le moulin son bonnet d’avocat (6) » et quitte la Corse pour la colonie danoise de l’île Saint-Thomas, située à l’est de Porto-Rico ; c’est là qu’il reprend une affaire de négoce créée par un de ses oncles, François Piccioni, décédé sur place. Cette île Saint-Thomas était idéalement placée au centre de la mer des Caraïbes et bénéficiait d’un régime avantageux de droits d’importation et d’exportation. Cette double caractéristique permettait la concentration dans son port d’un grand nombre de négociants de diverses nationalités (allemande, anglaise, française, créole, américaine et portugaise) qui commerçaient avec l’Europe, les Etats-Unis, la Caraïbe et le Venezuela.

Voici ce qu’écrit en 1864 Félix Ribeyre au sujet de Piccioni dans son ouvrage « Biographies des députés » :

« Des intérêts de famille l’appelèrent aux Indes Occidentales (îles danoises de Saint-Thomas), où il a rempli pendant quelque temps et d’une manière patriotique les fonctions de vice-consul de France. M. Piccioni est resté six ans dans cette contrée lointaine dirigeant à l’île Saint Thomas le plus riche comptoir français de la colonie, comptoir fondé depuis un demi-siècle par sa famille. Comme armateur, M. Piccioni a beaucoup voyagé, étudiant les mœurs et les productions du nouveau monde.
Il a visité ainsi le Canada, les Etats-Unis, toute la chaîne des Cordillères depuis les Etats du Sud jusqu’à l’Amérique du Nord. »

C’est manifestement à Saint-Thomas que Vincent Piccioni bâtit sa fortune personnelle dans des activités de négoce et d’armement de navires. Plus tard en 1859, comme l’indiquera « Le Journal des Débats » dans un article relatif à l’Histoire de l’île Saint-Thomas et publié le 30 juin 1906, Vincent Piccioni financera la restauration de la Tour de Barbe-Bleue dont il était propriétaire.

Il revient à Bastia en 1852 pour des raisons que j’ignore : mal du pays ? raisons de famille ? arrivée au pouvoir de Napoléon III dont Piccioni et sa famille sont de fervents soutiens ?
Toujours est-il qu’il s’y réinstalle en tant qu’avocat tout en poursuivant ses activités d’armateur et de négociant. Par décret impérial, il est nommé maire de Bastia en 1854 - fonctions qu’il assumera jusqu’en 1858 - et est élu conseiller général de la Corse (canton de Luri) en 1856 et ce jusqu’en 1860, année de son installation près de Revel (Haute-Garonne). Par décret du 12 août 1859, Vincent Piccioni est nommé chevalier de la Légion d’honneur.

C’est en effet en 1860 que Vincent Piccioni vient s’établir en Haute-Garonne où il acquiert de vastes propriétés autour du château de Gandels situé, à quatre kilomètres de Revel, dans le département du Tarn.

 

Vue actuelle de la façade du château de Gandels

Au cours de cette même année 1860, il est élu le 13 mai conseiller général de la Haute-Garonne (canton de Revel) lors d’une élection partielle provoquée par le décès du conseiller Roquefort.
Sur 3.534 électeurs inscrits et 3.324 votants, Piccioni remporte 3.290 suffrages, ayant bénéficié de l’appui de l’administration impériale.
Peu avant son élection, le cabinet du Ministre de l’Intérieur mentionnait dans un courrier que Piccioni disposait de revenus annuels estimés à 150 000 francs, somme considérable. Quelques jours après le scrutin, soit le 8 juin 1860, il écrit au Préfet de la Haute-Garonne pour lui dire opter pour le Conseil général de la Haute-Garonne et envoyer sa démission de conseiller général de la Corse au Préfet de Corse.

 

Puis, le 25 août, il entre au conseil municipal de Revel, élu sur la « liste de l’administration » menée par le maire sortant Jean Get.
 
Piccioni participe à la session de 1860 du Conseil général et à sa première séance le lundi 27 août 1860. Appelant Piccioni à la prestation de serment exigé par la loi, le Préfet prononce alors la formule du serment qui est la suivante : « Je jure obéissance à la Constitution et fidélité à l’Empereur. »
Le serment est prêté par Piccioni avec la réponse suivante : « Je le jure ».

Le Conseil général de la Haute-Garonne est alors présidé par un fidèle de l’Empire le Maréchal Niel (7), nommé à ce poste par décret impérial ; celui-ci prononce le discours de rentrée au cours duquel il vante les mesures de libre échange adoptées par le gouvernement de l’Empereur en particulier grâce au récent traité de commerce conclu avec l’Angleterre.
Piccioni est nommé, lors de cette même séance, membre de la troisième commission ordinaire, celle dédiée aux « Routes et chemins ».

En juin 1861, le canton de Revel est soumis à renouvellement. L’élection intervient ; sur 3.754 électeurs inscrits, les votants s’élèvent à 3.209, soit un taux élevé de participation de 85%. Piccioni est bien réélu, remportant 2.099 voix contre 1.088 à son concurrent le comte d’Auberjon (8).

Fort de ses récents succès et de l’appui officiel du gouvernement impérial, Piccioni se présente aux élections de 1863 au Corps législatif dans la 3ème circonscrition de la Haute-Garonne. Outre le canton de Revel, la 3ème circonscription couvre les cantons ruraux de Castanet, Auterive, Carbonne, Cintegabelle, Montesquieu-Volvestre, Rieux-Volvestre, Montgiscard, Nailloux, Villefranche-de-Lauragais ainsi que le canton urbain de Toulouse-sud. Le 19 mai, Piccioni signe le serment exigé pour tout candidat avec la formule rituelle : « Je jure obéissance à la Constitution et fidélité à l’Empereur ».
Le 31 mai, il est élu député de fort belle manière : 21.666 voix en sa faveur, soit 75% des votants, contre 6.953 au bénéfice de M. Marie (9). Le taux de participation lors de ce scrutin fut de 79% et Piccioni sortit vainqueur dans tous les cantons de la 3ème circonscription.

 

La « Une » du quotidien « La Chronique Illustrée »
datée du 18 février 1869

« Le Journal de Toulouse politique et littéraire » nous apporte quelques rares témoignages de sa contribution à la vie de Revel et de son canton. Ainsi, le quotidien, dans son édition du 20 avril 1861, nous indique que Piccioni est présent à Revel lors de la pose de la première pierre du nouvel établissement des Frères de la doctrine chrétienne. Dans son numéro daté du 10 août 1864, le journal relate la cérémonie de distribution des Prix présidée par le député Piccioni au Collège de Revel. Piccioni prononce un discours qui est, selon le rédacteur, « de tout point un modèle de tact, de mesure et de convenance ».

Piccioni achève son discours, selon le même rédacteur, en se faisant l’interprète du ministre de l’Instruction Publique pour indiquer que le Collège de Revel participerait à l’essai de l’enseignement professionnel.

Au Corps législatif, Piccioni s’installe dans les rangs de la « majorité dynastique » et, selon Eric Anceau, « participe à de nombreuses commissions d’intérêt local. » Mais ses interventions les plus remarquées au Palais-Bourbon eurent lieu sur d’autres sujets.

En premier lieu, au sujet de ce qui a trait au libre échange entre les Etats - dont l’Empereur est un ardent promoteur – et, conséquemment, au sujet de la libéralisation du commerce maritime. Piccioni met ici ses compétences et son expérience de négociant international et d’armateur au service de cette cause, à l’époque avant-gardiste, du libre échange. Piccioni prône la suppression des taxes restreignant le commerce maritime, selon lui un des moteurs de la croissance économique.

Le 18 avril 1866, il prend la parole lors de la discussion du projet de loi relatif à la marine marchande :

« Le droit de tonnage a toujours été une entrave pour le commerce (…) Sous le régime de la protection, les nations font comme ces fils de famille qui s’abritent derrière la fortune paternelle, ne se donnant pas la peine de chercher à se créer par eux-mêmes une position […] Quand on voit défendre un système qui empêche notre pays de prendre, dans le mouvement commercial du monde, la place qui lui est assignée par sa situation géographique, de devenir le vaste entrepôt de commerce, comme Paris est déjà le centre des affaires financières, le patriotisme s’indigne ! […] Le monopole est un privilège accordé au détriment de la liberté […] Est-il plus rationnel, plus profitable pour notre marine de s’abriter derrière des règlementations surannées que de se mêler à la concurrence quand elle est parfaitement en état de la soutenir ? La marine, le commerce et l’industrie ont des intérêts communs. La première condition de la grandeur industrielle d’un peuple est de pouvoir porter ses produits sur les points les plus éloignés, au plus bas prix possible. La Chambre a coopéré à l’abolition de la féodalité commerciale, elle ne doit pas hésiter devant un reste de féodalité maritime ; elle ouvrira à la France une ère nouvelle de grandeur et de prospérité […] La concurrence va devenir chaque année plus large et plus vive. Il faut se préparer à prendre part au mouvement général. Les lois protectionnistes sont des instruments dangereux pour le bien-être des peuples comme pour la grandeur des Nations […] En Angleterre comme en Amérique, chacun attend tout de soi ; en France, en Espagne, en Italie, on attend tout de la faveur de l’Etat […] La liberté commerciale est une des conditions du bien-être des peuples […] Les bases fondamentales de la richesse d’une nation ne sont pas dans les privilèges de quelques uns, mais dans l’expression de sa puissance par la multiplicité de ses transactions. »

L’autre sujet de prédilection de Piccioni fut le Danemark, et plus précisément, à la suite de la Guerre des Duchés, l’annexion de la région danoise du Schleswig-Holstein par l’Allemagne et l’Autriche ; cette annexion  résultait du Traité de Vienne du 30 octobre 1864, puis de la Convention de Gastein du 15 décembre 1865.

Cette situation dura peu, la Prusse de Bismarck cherchant à isoler l’Autriche. Prétextant des désaccords d’administration avec l’Autriche au sujet de ces ex-duchés danois, Bismarck fait envahir le Holstein sous administration autrichienne. La guerre austro-prussienne est alors déclenchée et les Prussiens écrasent les Autrichiens à Sadowa le 1er juillet 1866. Le traité de Prague conclu entre l’Autriche et la Prusse le 23 août 1866 consacre le rattachement des ex duchés danois à l’Allemagne naissante.

Piccioni, dont les intérêts et la fidélité pour le Danemark sont avérés en raison de ses affaires commerciales et maritimes à Saint-Thomas, prend fait et cause pour les populations danoises des ex-duchés.
Début mars 1866, les députés Piccioni, Morin (10), Haentjens (11), Goerg (12) et de Tillancourt (13) déposent l’amendement suivant :

« En nous associant à la sage politique de neutralité suivie par votre Majesté dans les affaires d’Allemagne, nous associons aussi aux vœux exprimés à diverses reprises par votre gouvernement pour que les populations des duchés de l’Elbe soient consultées sur le règlement de leurs destinées. Nous espérons notamment que les populations danoises enlevées au Danemark, notre ancien et fidèle allié, lui seront rendues, ainsi que le demandent et le sentiment de la justice et les véritables intérêts de l’Allemagne ».

L’amendement souligne la neutralité de l’Empereur que ce dernier a confirmé à Bismarck en octobre 1865 lors de leur rencontre à Biarritz. Cet amendement, fort poli au demeurant, n’est néanmoins pas aligné sur la politique du gouvernement impérial ; il est d’ailleurs fermement repoussé par les députés à la majorité de 215 voix contre 30 (14).

1867

Piccioni et Morin, souvent accompagnés de Haentjens, n’abandonnent pas la cause des Danois des ex-duchés après la conclusion du traité de Prague. En juin 1867, tous deux publient dans la presse française une lettre lançant une souscription en faveur des Danois du Schleswig réfugiés au Danemark. L’accueil est favorable, la cause du Danemark étant populaire en France.
Avec l’aval du gouvernement impérial, Piccioni et Morin, accompagnés par une délégation de journalistes français, se rendent par le train à Copenhague autour du 15 août 1867.
Les autorités danoises veulent les remercier pour leurs actions ; ces remerciements sont concrétisés par l’attribution aux deux députés de la distinction de commandeur de l’Ordre de Dannebrog. Séjournant quatre jours à Copenhague, ils y reçoivent un accueil chaleureux et y prennent la parole ; le journaliste du quotidien « Le Figaro » mentionne que le discours de Piccioni est « une perle » et regrette de ne pas l’avoir noté et de ne pas en avoir eu copie.

Peu après, L. de La Combe, sous influence shakespearienne, écrit : « Depuis ce temps, la Chambre a vu se former en son sein un parti danois composé de M. Piccioni et de M. Morin. Sur presque toutes les questions, ces deux honorables députés sont aussi inséparables qu’Hamlet et Horatio. Quand on a été ensemble sur la plate-forme d’Elseneur, on ne se quitte plus. Ils entraînent quelquefois avec eux, quand il s’agit de signer un amendement, un troisième compagnon, M. Haëntjens. »

A noter que sans le savoir, Vincent Piccioni fut un acteur des prémices de la politique d’hégémonie territoriale de l’Allemagne en Europe, politique qui se poursuivit avec peu d’interruptions jusqu’en 1942.

1867 est une année qui marque aussi sa vie privée. Piccioni n’avait pas d’enfant issu de son mariage avec Éricie Durand. Il entretenait à Revel, aussi discrètement que possible, une liaison avec une jeune fille née à Revel en 1840, et donc de vingt-huit ans sa cadette, Victorine Escribe. Le 28 mars 1867, la demoiselle Escribe mit au monde une petite-fille, Marie-Louise, fruit de ses amours avec M. le député. Vincent Piccioni ne reconnut pas cet enfant mais s’occupa assidument de son éducation jusqu’au mariage en 1885 de Marie-Louise avec un notaire, Jules Carcassès, qui sera ultérieurement maire de Verfeil (Hte-Garonne) et conseiller général de la Haute-Garonne (canton de Verfeil). Piccioni maintint jusqu’à son décès des relations affectueuses avec sa fille et la mère de celle-ci, leur léguant d’ailleurs et essentiellement de son vivant, une partie de sa fortune.

1869

1869 approche avec l’échéance cette année-là du renouvellement du Corps législatif dans un contexte politiquement plus libéral et donc plus disputé.
La candidature de Piccioni reçoit de nouveau le soutien officiel de l’administration impériale. Il a à affronter trois adversaires : le docteur Calès (15), qualifié de « démocrate » par la préfecture de la Haute-Garonne, M. Depeyre (16) et le comte de Brettes-Thurin (17)auxquels la même préfecture attribue l’étiquette de « légitimiste ».

L’opposition, en particulier républicaine, est plus vive en cette année 1869 ; et la presse quotidienne toulousaine d’opposition - L’Emancipation (18), Le Progrès Libéral (19), La Gazette du Languedoc - en expansion depuis la loi du 11 mai 1868 sur la presse, est plus libre dans ses expressions.

Ainsi, le journal républicain « L’Emancipation » écrit quelques jours avant le premier tour : « Le maire de la commune de Beaumont-sur-Lèze avait convoqué, le 9 mai, les électeurs sous la halle, pour leur présenter le candidat officiel, député sortant, M. Piccioni. Après avoir exposé le but de la réunion, le maire donna la parole au candidat. Mais à peine ce dernier avait-il articulé quelques mots, qu’un ancien militaire l’interrompit en disant :
« N’écoutez pas cet homme, c’est un charlatan. Il vient ici haranguer les paysans alors qu’à la Chambre il n’a jamais su dire une bonne parole pour le peuple. Il veut nous tromper. »
Le maire, usant alors d’un pouvoir discrétionnaire exorbitant, fit arrêter l’interrupteur qui fut conduit immédiatement en prison ».

Si ce que rapporte ce quotidien républicain est vrai, la liberté d’expression présente encore des limites…

« Le Progrès Libéral » fit campagne contre les candidats « officiels » ; le 14 mai 1869, ce journal publia un article dans lequel il mentionna que Piccioni avait voté au Corps législatif contre l’amendement demandant que les maires soient choisis au sein des conseils municipaux, contre l’amendement visant à terminer l’expédition du Mexique et contre l’amendement réclamant l’abrogation de la loi de sûreté générale.

« La Gazette du Languedoc » publia également un article défavorable à la candidature de Piccioni. Ce dernier répondit auprès du rédacteur de La Gazette via la lettre suivante :
« Monsieur,
Dans l’un des derniers numéros de votre journal, vous avez bien voulu vous occuper d’un écrit qui émane de moi.
Je regrette que vous n’en n’ayez point indiqué la date, parce qu’on aurait reconnu qu’il remonte à 35 ans et non à 25, c’est-à-dire à ma première année de droit.
Les idées que j’exprimais dans cet écrit sont celles qu’on m’avait enseignées ; elles étaient la conséquence de cette énergique protestation qui, en 1830, s’éleva de toutes parts contre le régime de la Restauration.
Mais, monsieur, qu’avez-vous voulu prouver en entretenant vos lecteurs d’une si mince découverte ? Et en quoi cela regarde-t-il le pouvoir temporel du Saint-Père, qui n’est pas en question ?
Croyez-vous que l’expérience et la maturité de l’âge ne puissent pas modifier des idées de vingt ans ?
Etes-vous par hasard, plus papiste qu’on ne l’est au Vatican, et trouverez-vous étrange que le vénérable représentant du Saint-Père à Paris, envisage le succès de ma candidature à un autre point de vue que le vôtre ? S’il en était ainsi, je croirais votre dévouement à cette grande cause moins désintéressé que le mien.
Du reste, monsieur, le suffrage universel va bientôt se prononcer sur nos petites rancunes ; je ne doute pas que sa grande voix n’affirme une fois de plus ce gouvernement populaire qui, après le rétablissement de l’ordre, a su multiplier les richesses du pays et faire l’admiration de tous les peuples.
Je compte sur votre impartialité pour espérer que vous voudrez bien donner une place à ces quelques mots dans votre journal, et je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués.
Toulouse, le 20 mai 1869. »

Le 24 mai intervient le premier tour des élections législatives. Dans la 3ème circonscription de la Haute-Garonne, sur 38.321 inscrits, on compte 32.320 votants soit un taux élevé de participation de 84%. Malgré ses trois concurrents, Piccioni remporte 16.523 suffrages soit plus de la majorité absolue des votants, il est donc réélu dès le premier tour. Le docteur Calès rassembla sur son nom 7.730 suffrages, M. Depeyre 4.147 et M. de Brettes-Thurin 3.732.

Le 4 juin, le docteur Calès fit publier dans « Le Progrès Libéral », à l’attention de ses électeurs, une circulaire offensive contre le régime impérial, circulaire dont le texte est le suivant :

« Aux électeurs indépendants de la 3ème circonscription de la Haute-Garonne.
Chers concitoyens,
Unis dans une même revendication, nous avons ensemble supporté le poids de la lutte contre les candidatures officielles… Le scrutin est fermé… Sommes-nous réellement vaincus ? Les tribunaux vont se prononcer sur les violations de la loi. La législature dira au pays si le vote peut être faussé par la pression administrative, et, au-dessus de ces deux juridictions, vos consciences rendront leur souverain verdict.
Qu’importe d’ailleurs, un échec éphémère ? L’avenir nous appartient. Nous réclamons la liberté, et la victoire restera à notre drapeau ; car nulle puissance humaine ne peut ravir ce bien qui, avec le droit et la justice, est la seule condition d’existence des peuples.
Merci à vous, mes concitoyens de Toulouse, de Villefranche et des autres cités ; vous avez montré, en vous dégageant de la servitude administrative, que vous conservez intactes les traditions de dignité et d’indépendance. Merci à vous, électeurs des campagnes, dont je connais les nobles élans, vous vous êtes associés à la protestation de vos frères des villes. Vous avez dédaigné ces agents mercenaires et occultes qui, autour de nous, bavaient leurs blasphèmes contre la liberté. Vous avez prouvé que l’ignorance, la corruption, la calomnie, l’âpre curée des places qui produit les timides et les déserteurs, l’effarement des intérêts, l’affaissement des âmes et les basses passions n’avaient pas d’accès jusqu’à vous.
Les mêmes épreuves nous ont rapprochés. Restons liés dans une étroite solidarité, et comme but à atteindre, souvenez-vous que nous avons à améliorer le sort de ceux qui souffrent, à instruire les ignorants, à arracher le budget aux prodigalités des parasites, à conserver au foyer domestique ses enfants sacrifiés à un militarisme effréné, à rendre enfin la France à elle-même, afin d’en faire une nation grande, prospère et libre. »

Réélu, Piccioni rejoint les rangs du tiers parti puis du centre-droit, i.e. des bonapartistes libéraux. Son nom ne figure cependant pas parmi les signataires - le 6 juillet 1869 - de l’interpellation des 116 députés libéraux qui souhaitent obtenir de l’Empereur une association plus forte du Corps législatif dans la conduite des affaires de l’Etat. Ses amis « danois » Morin et Haëntjens signèrent quant à eux cette interpellation.

1870

L’année 1870 qui voit la chute de l’Empire marque également la fin de la carrière politique de Vincent Piccioni. En juin, interviennent les élections cantonales ; Piccioni, placé en troisième position à l’issue du premier tour, est éliminé et le siège de conseiller général est remporté par Jean Get, le maire de Revel. Le quotidien national « Le Temps » écrit le 18 juin au sujet de Piccioni : « Encore un officiel qui reçoit un congé en bonne et due forme. »

Début août 1870, les élections municipales se produisent dans un contexte perturbé par le conflit franco-prussien. Piccioni, qui avait été réélu conseiller municipal de Revel en juillet 1865, ne se représente pas afin, probablement, d’éviter un échec qu’il anticipait.

Le dimanche 4 septembre 1870, une fois connues la capitulation de l’armée à Sedan et la captivité de l’Empereur, la République est proclamée à Paris et le Corps législatif s’auto-dissout sous la pression populaire ; la dissolution officielle est décrétée le lendemain par le gouvernement de la défense nationale présidé par le général Trochu.

Piccioni, « fidèle de l’Empereur », se retire alors de la vie politique et rentre au château de Gandels, laissant sa résidence parisienne située au 14 rue d’Aumale (9ème arrondissement).

Le château de Gandels avait failli « rentrer dans l’Histoire » au cours de cette décennie achevée. En effet, la mémoire locale se souvient que l’Empereur Napoléon III avait prévu de visiter Revel et les installations techniques du barrage de Saint-Ferréol ; à cette occasion, il devait être hébergé chez Vincent Piccioni.
Finalement, l’Empereur ne réalisa pas cette visite et la déception de la population du Revélois fut grande, celle de Piccioni probablement aussi.

Vincent Piccioni reprend après la chute de l’Empire et à plein temps la direction de ses affaires de négoce et d’armement.

Sa flotte comportait, entre autres navires, le trois-mâts « François-Piccioni », dont on trouve trace car il fit l’objet d’un sauvetage par un navire américain dans l’Atlantique en octobre 1876.

Elle comptait également la goëlette « Antoine-Piccioni » qui naviguait entre la côte Méditerranéenne et la Corse ; cette goëlette échoua une première fois en janvier 1895 à l’entrée du port de Macinaggio situé sur le Cap Corse, puis fut victime d’un naufrage définitif en avril 1906 sur un îlot voisin de l’île Sainte-Marguerite en face de Cannes.

Gravure représentant le trois-mâts François Piccioni

Vincent Piccioni avait conservé des intérêts dans le négoce à Saint-Thomas. Après avoir liquidé son affaire personnelle de négoce en 1865, il y avait fondé une autre maison de négoce avec Mathieu Lucchetti, un de ses neveux.

Après une vie riche et sûrement passionnante, Vincent Piccioni mourut le 15 août 1897 en son château de Gandels, puis fut inhumé à Revel auprès d’Éricie, son épouse, décédée le 15 décembre 1893. Et fin avril 1903, fut inhumée, dans une sépulture toute proche, Victorine Escribe, la demoiselle dont Piccioni eut une fille.

La tombe de Piccioni à Revel

 

Photographie de l’Orphéon de Revel à la fin du XIXème siècle.
On distingue la bannière offerte par Piccioni à ce groupe musical ; on peut lire « ORPHEON DE REVEL – 1863 »
Collection et crédit photo: J.P. Calvet

 

L’auteur de cet article, Régis Bezard-Falgas, né à Toulouse où il a suivi des études supérieures de droit et de gestion, est actuellement banquier d’affaires à Paris après avoir exercé ce métier en Argentine et aux Etats-Unis.

Il collabore à une revue d’histoire locale dans les Pyrénées-Orientales et a publié en 2010 un recueil de textes consacré à un ancien élève de l’Ecole de Sorèze, livre intitulé « Lucien Carcassès, propos et à propos ».

 

Compléments à la Bibliographie

1. Les armoiries de la famille Piccioni ont été dessinées à partir de la description héraldique contenue dans le « Nouvel Armorial Corse » Livre d’or de la Noblesse de Jean-Christophe ORTICONI. Les autres armoiries sont celles des ancêtres italiens de la famille Piccioni.
2. La tombe de Vincent Piccioni se trouve dans l’ancien cimetière de Revel, dans la première allée en entrant à gauche contre le mur d’enceinte.
3. Crédit photo château de Gandels, tombe Piccioni, bannière Orphéon et panneau de l’Ecole de Sorèze : Christine Velay.

 

Sources

  • Voyages aux Antilles françaises, anglaises, danoises, espagnoles, à Saint-Domingue et aux Etats-Unis d’Amérique, par A. Granier de Cassagnac, 1844, Comptoir des Imprimeurs-Unis, Paris.
  • Rapports et délibérations du conseil général de la Haute-Garonne, 1860.
  • Biographies des députés par Félix Ribeyre, 1864.
  • Profils parlementaires - Les députés de la France 1863 - 1869, par L. de La Combe, 1869, Editions E. Dentu à Paris.
  • Rapports et délibérations du conseil général de Corse, 1880.
  • Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889publié sous la direction de MM. Adolphe Robert, Edgar Bourloton & Gaston Cougny, Bourloton Editeur, Paris, 1891.
  • Coupures de presse (Journal de Toulouse politique et littéraire ; Le Journal des Débats politiques et littéraires ; La Chronique Illustrée ; Le Temps ; Le Figaro ; L’Emancipation ; L’Express du Midi ; Le Progrès Libéral ; La Gazette du Languedoc).
  • Archives départementales de la Haute-Garonne : dossiers 2MI1461, 2MI1503, 2MI1504, 2MI1506, 3M923.
  • Dictionnaire des députés du Second Empire par Eric Anceau, 1999, Presses Universitaires de Rennes.
  • Dossiers de Légion d’honneur : LH/2146/39 ; LH/2146/40 ; LH/2146/41.

 

 

 

 

NOTES

1-.  Pascal Paoli (1725-1807), « général en chef de la nation corse ».

2-. Mention figurant dans son dossier de Légion d’honneur.

3-. Jean François Marie Durand (1789-1882). Adjoint au Maire de Revel et membre élu, représentant Revel, du Conseil d’arrondissement de Villefranche-de-Lauragais sous le règne de Louis-Philippe.

4-. Source : Le Journal de Toulouse politique et littéraire daté du 25 octobre 1840.

5-. Source : L’Express du Mididu 9 juin 1912 qui relate les festivités à l’occasion du centenaire de cette société.

6-. Extrait de l’article d’Edmond Viellot dans « La Chronique Illustrée ».

7-. Adolphe Niel (1802-1869), maréchal de France, sénateur de 1857 jusqu’à son décès, conseiller général de la Haute-Garonne (canton d’Auterive) de 1858 jusqu’à son décès.

8-.  Louis d’Auberjon (1815-1873) sera conseiller général de la Haute-Garonne (canton de Revel) de 1871 jusqu’à son décès et député de la Haute-Garonne de 1871 jusqu’à son décès également.

9-.  Thomas de Saint-Georges dit Marie (1797-1870), député de la Seine de 1842 à 1848, puis député des Bouches-du-Rhône, où il se présenta également, de 1863 à 1869 ; ancien ministre.

10- Théodore Morin (1814-1890), député de la Drôme de 1852 à 1870.

11- Alfred Haëntjens (1824-1884), député de la Sarthe de 1863 à 1881.

12- Jacques Goerg (1815-1890), député de la Marne de 1865 à 1870.

13- Edmond de Tillancourt (1809-1880), député de l’Aisne de 1865 à 1880.

14- Le Corps législatif est alors composé de 283 députés.

15- Jean Jules Godefroy Calès (1828-1889), sera conseiller général de la Haute-Garonne (canton de Villefranche) de 1880 à 1889 et député de la Haute-Garonne de 1885 à 1889.

16- Victor Octave Depeyre (1825-1891), sera député de la Haute-Garonne - élu au scrutin de liste - de 1871 à 1876, sénateur du Lot de 1876 à 1879 et Ministre de la Justice de novembre 1873 à mai 1874.

17- Auguste de Brettes-Thurin sera député de la Haute-Garonne - élu au scrutin de liste - de 1871 à 1876.

18- « Journal quotidien de la démocratie méridionale » dont le rédacteur en chef était alors Armand Duportal (1814-1887), journaliste puis député de la Haute-Garonne de 1876 à 1887.

19- Journal quotidien fondé en 1869 par Charles de Rémusat (1797-1875), député de la Haute-Garonne (de 1830 à 1851 et de 1873 à 1875) et ministre sous Louis-Philippe et sous la IIIème  République.