Histoire de Revel Saint-Ferréol CAHIERS DE L’ HISTOIRE - N°19 - Année 2014 - pp. 44/60 |
Riquet à Revel, des Gabelles au Canal.
Par Gérard Crevon
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Lorsqu’on va aux Archives du Canal du Midi à Toulouse, on est accueilli dans le vestibule par Riquet lui-même : un portrait peint de son vivant orne les lieux. L'homme semble avoir la quarantaine, l'âge auquel il habitait Revel.
" Portrait de Riquet par Bourdon, vers 1655,
Voies Navigables de France, Archives des Canaux du Midi "
C'est à la fin du printemps ou au cours de l'été de 1647 que Riquet s'installe dans cette ville avec sa famille, dans un immeuble qu'il loue face à la grande halle. Il a alors 38 ans, sa femme 29. Et, parmi les cinq enfants qui leur survivront, trois naitront à Revel.
Le roi Louis XIV n'a que 9 ans, comme Jean-Mathias, le fils ainé de Riquet. Sa mère, Anne d'Autriche, assume la Régence. Respectant les dernières volontés de Louis XIII, elle a confié la direction du gouvernement au cardinal Mazarin. Celui-ci rencontre une opposition croissante de la part du parlement de Paris et des Grands du royaume. La Fronde va se déclencher l'année suivante, et pendant quatre ans l'instabilité politique sera à son comble. En même temps la France est en guerre contre l'Espagne, et nos armées mènent des opérations vers Barcelone et Lérida.
Ce sont certainement des raisons purement professionnelles qui ont conduit Riquet, ce biterrois d'origine, à s'établir pendant une grosse décennie à Revel, cité qui jouera un rôle capital dans l'élaboration de son projet de canal.
En cette année 1647, Riquet, qui était auparavant receveur (1) au grenier à sel de Mirepoix, venait d'obtenir le poste de sous-fermier des gabelles pour les greniers à sel de Mirepoix et de Castres. On peut penser qu’il avait choisi sa résidence en fonction de considérations pratiques : sur la carte du Haut-Languedoc, Revel est situé entre Castres et Mirepoix, et, entre ces deux villes, c'est l'endroit le plus proche de Toulouse, et par ailleurs, l'accès à Carcassonne et Narbonne est relativement direct et facile.
La gabelle du sel en Languedoc
Riquet, qui s'est donc établi à Revel pour son travail, a pour patron direct le fermier général des gabelles du Languedoc. Sur le territoire qui lui est dévolu, ce dernier est chargé d'organiser et de diriger le commerce du sel, et d'en percevoir la taxe pour le compte du roi. L'année-même où il fonde la bastide de Revel, 1342, le roi Philippe VI de Valois décrète que dorénavant la vente du sel au public se fera exclusivement dans des établissements royaux sous l'autorité d'officiers royaux. Ainsi, à l'époque de Riquet, l'Etat a le monopole du commerce du sel, ce qui permet au Roi de prélever un impôt particulièrement fructueux. Fructueux d'abord, parce que tout le monde a besoin de sel, et qu'à cette époque sa consommation était même plus importante que de nos jours, car avant l'invention du réfrigérateur la salaison était, de très loin, le moyen le plus utilisé pour conserver la viande et le poisson. Fructueux aussi, parce que le montant de la taxe, fixé par le roi, est élevé. Comme pour les carburants de nos jours, l'impôt dépasse largement le prix de revient du sel lui-même. Seules des personnalités importantes de la noblesse et du clergé en sont partiellement exemptées, celles qui bénéficient du privilège dit de « franc-salé ».
La production du sel est assurée par des entreprises privées qui exploitent des salins. En Languedoc, il y a des marais-salants à Peccaïs près d’Aigues-Mortes, sur lequel le roi possède des droits, à Mandirac près de Narbonne, à Peyriac-de-mer et à Sigean. Selon le règlement royal, le sel doit être stocké au moins pendant un an après sa récolte avant d’être commercialisé. Pour cela il y a à Narbonne de grands entrepôts qui reçoivent le produit de tous les salins de la région.
La distribution est organisée selon deux modalités. Pour les grosses quantités, c'est-à-dire à partir de 13 litres (2), la vente est faite dans les greniers à sel. Au-dessous c'est l'affaire de simples marchands.
« Le grenier à sel », tableau du 18° siècle.
© Musée national des Douanes, France. Photographe : Alban Gilbert
Il semble qu'il s'agisse plutôt d'un entrepôt à sel.
Le tas de sel séché et durci pendant deux ans est repris à la pioche, dans la partie supérieure droite,et récupéré avec une pelle à sel pour être versé dans une trémie ou entonnoir. Puis le sel est détaillé dans une mesure en bois, un minot, et mis dans le sac que tient d'une main un enfant. À gauche de la composition, les sacs sont scellés à la fleur de lys et les lettres "M.B." y sont apposées par un commis. Sur la gauche, un bâton à la main, le grènetier, officier du roi assisté des contrôleurs de la Ferme Générale, surveille le travail des commis jusqu'au départ des sacs pour la vente, décomptés au passage par un autre agent.
" Fond de carte I.G.N. / Géoportail "
Généralement, le grenier à sel est une maison sommairement aménagée, avec un bureau pour la comptabilité et les nombreux litiges, un local servant de chambre d'audience et le grenier proprement dit où le sel, déposé au rez-de-chaussée par masses soigneusement pesées, était distribué aux particuliers.
Ce qui suppose tout un matériel : une trémie, une grande balance à fléau de fer et plateaux en chêne, et puis tous les ustensiles habituels : les mesures (minots et quarts), poids en fonte, la rade pour araser la mesure dans le minot, les pelles, etc., sans oublier les bancs, les chaises, la table, les registres (3).
Seules les villes principales possèdent un grenier à sel. Dans le Haut-Languedoc c’est le cas de Toulouse, Carcassonne, Limoux, Mirepoix, Castres, et Albi. Chaque grenier possède des succursales, nommées chambres à sel, une dans chaque ville importante de son ressort. Il y en a notamment une à Revel qui dépend du grenier de Castres.
Par contre la vente au détail est confiée par contrat à des marchands spécialisés dénommés regrattiers, qui s'approvisionnent au grenier royal duquel ils dépendent, et qui pratiquent la vente à la petite mesure dans des boutiques et sur les marchés selon des modalités bien règlementées.
En 1547 le Roi Henri II mit la gabelle du sel en fermage (4). Depuis cette date, l'Etat déléguait à des fermiers l'organisation et la gestion de ce commerce, avec le collectage de l'impôt correspondant. Contre une somme forfaitaire, qu'il payait au Roi chaque trimestre, le fermier encaissait les produits de la vente du sel dans tout le ressort de la ferme dont il avait obtenu l'adjudication. Et dès la signature du bail il effectuait un premier versement à titre de dépôt de garantie. Ce sel, le fermier des gabelles l'achetait tout d'abord dans un salin, puis il le faisait acheminer sur les différents points de stockage et de vente : les greniers royaux et les chambres à sel.
C'est le fermier qui recrutait et qui encadrait les regrattiers.
Les gabelles d'une province étaient affermées pour une durée limitée (entre 5 et 10 ans). A la fin de chaque bail le Roi faisait un appel d'offre et adjugeait la ferme au mieux disant et dernier enchérisseur. En règle générale l'adjudicataire n'était que le représentant officiel d'une association de financiers. Il n'était parfois qu'un prête-nom, mais le plus souvent c'était le financier principal de la compagnie. Et les compagnies gabelières reproduisaient fréquemment le même schéma en sous-affermant l'exploitation des divers éléments de la ferme (greniers et regrattages).
Par le traité du 22 décembre 1646, la ferme des gabelles du Languedoc était adjugée pour sept ans et demi, à compter du 1er janvier 1647, et pour un montant annuel de 1.730.000 livres (£t) (5), au financier lyonnais Jacques Jannon (6). Lequel Jannon avait sous-affermé à Riquet les greniers à sel de Mirepoix et de Castres. Cela indique que Riquet disposait, dès cette époque, d'un capital non négligeable, et en tout cas suffisant pour être investi dans une ferme des gabelles.
Riquet sous-fermier des gabelles de Castres et Mirepoix
Arrivé à Revel, Riquet prend en charge l'exploitation de la sous-ferme dont il est titulaire.
En premier lieu, son travail consiste à encadrer les officiers des greniers de Castres et de Mirepoix, à veiller à la bonne tenue et au bon fonctionnement de ces deux établissements avec les chambres à sel qu'ils contrôlent. Il semble que la chambre à sel de Lacaune ait eu une importance particulière, car elle est mentionnée dans un acte sur le même plan que Castres et Mirepoix. Sans doute y faisait-on déjà des salaisons en quantité importante.
A une date indéterminée entre 1622 et 1644, la fonction de receveur d'une chambre à sel a cessé, en Languedoc, d'être exercée par un officier royal pour être prise en charge directement par la ferme des gabelles. Celle-ci nomme l'un de ses employés pour tenir ce poste, et être, par le fait, le représentant permanent de la ferme dans le grenier. Riquet avait occupé cet emploi les dernières années de son séjour à Mirepoix. Et c'est ainsi qu'il recrute, au début de 1650, son beau-frère, Jean Milhau, pour assurer la recette du grenier à sel de Castres. Jean Milhau était auparavant contrôleur des tailles au diocèse d'Agde, et Riquet, la dernière année où il officiait à Mirepoix, en avait déjà fait son « procureur » (délégué) auprès des salins de la côte. Pour le remplacer dans cette fonction il recrute Paul Gillade et son fils Dominique, bourgeois de Narbonne (7). Le dernier va révéler des qualités que Riquet appréciera puisqu'il lui confiera, quelques dix-huit ans plus tard, d'importantes responsabilités sur le chantier de construction du Canal.
Mais ce à quoi Riquet accorde certainement une attention toute particulière, c'est l'approvisionnement des greniers. L'organisation du transport du sel depuis les salins de la côte méditerranéenne jusqu'aux entrepôts et aux points de vente de son ressort, est une activité stratégique dont dépend le bon rapport de la ferme. Il ne faut à aucun prix que les greniers tombent en rupture de stock. Lorsqu'il était receveur à Mirepoix, Riquet avait mis sur pied une organisation qui avait fait ses preuves, alors il réitère à Castres.
Il faut croire que l'efficacité de son entreprise sera vite remarquée, car, dès 1649, les dirigeants de la ferme lui confient l'approvisionnement de grandes villes du Haut-Languedoc. Un acte notarié (8) témoigne que de 1649 à 1651 il a fourni du sel aux greniers de Toulouse, Carcassonne, Albi, Villefranche-de-Rouergue et Sauveterre-de-Rouergue, à partir des salins d'Aigues-Mortes, Narbonne, Peyriac-de-mer et Sigean. Vu l'importance des greniers desservis (et Toulouse, en ce temps-là, était la deuxième ville du royaume), ce fut certainement là une très grosse affaire, demandant un personnel nombreux, un matériel important et une organisation rigoureuse. Un acte de 1652, dans lequel Riquet se déclare « entrepreneur du fournissement des sels de la province de Haut-Languedoc », montre que son entreprise n'a certainement pas dû cesser son activité en 1651.
Dans le cadre de ces opérations il aura parfois à résoudre des problèmes critiques. En octobre 1652, une épidémie de peste ravageait Narbonne (9). Pour qu'il n'y ait pas de rupture dans l'approvisionnement de ses greniers, Riquet passe en catastrophe un contrat avec des paysans des environs de Toulouse, pour faire convoyer du sel à Revel, directement depuis le salin de Mandirac au bord de l'étang de Bages-Sigean.
Riquet a dû gérer ses greniers de Castres et de Mirepoix avec une efficacité remarquée, car, le 2 juin 1652, son fermier général des gabelles lui sous-afferme les regrattages du Haut-Languedoc. Riquet doit donc embaucher des regrattiers.
Pour le Castrais il charge de l'opération son représentant au grenier à sel de Castres, son beau-frère Jean Milhau. A cette fin, dans l'espace d'un mois celui-ci passe devant Me Abel Galibert, notaire de Castres, cinq contrats de sous-affermage qui concernent 22 localités.
A titre d'exemple (10), le 20 juillet il sous-afferme pour deux ans à Jacques Michoulle, habitant de Dourgne, et à Pierre Robert, habitant de Sorèze, les regrattages de Sorèze, Dourgne, Soual, Verdale et Massaguel, moyennant la somme de 280 £t par an payable par fractions trimestrielles, ainsi qu'une paire de chapons gras le jour de Noël. Les regrattiers se fourniront en sel au prix de gros au grenier du roi, où ils acquitteront naturellement la gabelle. Ils s'engagent à prendre au minimum 20 minots de sel par an (soit en gros un mètre cube). Et enfin, pour garantir la sureté du contrat, Daniel Blaquière, bourgeois de Sorèze, se porte caution en faveur des deux détaillants.
On voit par là que le sous-fermier touchait de la part des regrattiers une espèce de commission forfaitaire annuelle, en supplément de la gabelle qu'il percevait par ailleurs au grenier.
Pour l'Albigeois Riquet va traiter l'affaire en bloc. Un acte (11) passé devant Me Guilliem, notaire à Revel, nous apprend qu'il sous-traite les regrattages concernant 14 localités de cet arrondissement à un bourgeois de Graulhet dénommé Pierre Fijac.
En tout cas, ce sous-affermage des regrattages du Haut-Languedoc consenti par la direction de la ferme, s'ajoutant à celui des greniers de Castres et Mirepoix, et après l'adjudication du transport du sel pour les plus gros greniers de la région, montre l'importance que Riquet conquiert progressivement au sein de la ferme des gabelles du Languedoc.
Cependant, son métier comporte une dimension financière qu'il ne faut surtout pas négliger.
Sur les revenus des gabelles il devait d'abord payer les gages des officiers et des employés des greniers à sel. Par ailleurs, les gages de nombreux officiers royaux appartenant à d'autres corps d'Etat étaient assignés sur les revenus de la gabelle, et la responsabilité de leur versement incombait aux fermiers. C'était notamment le cas des magistrats siégeant à la Chambre de l'Edit de Castres. Cette institution disposait d’un receveur-payeur, auquel Riquet versait chaque trimestre le montant global des gages de l'ensemble du personnel. En 1661, ce receveur-payeur était un certain Thomas de Scorbiac (12), le doyen des conseillers de cette Cour.
Dans le même domaine, il y avait aussi le service du franc-salé, qui était un privilège dont jouissaient certaines personnalités, et qui consistait à leur délivrer chaque année, gratuitement, une quantité fixée de sel. Les plus hauts magistrats de la chambre de l'Edit en bénéficiaient, mais aussi l'évêque du diocèse, les abbés des plus grands monastères, ou encore l'intendant de justice, police et finances de la province (13). Cela donna à Riquet l'occasion de se faire connaitre de tous ces personnages influents, et en particulier de Mgr Charles d'Anglure de Bourlémont qui fut évêque de Castres de 1657 à 1664.
Enfin, une fois payés les divers gages et les pensions assignés par le roi sur la gabelle, ce qui restait dû à l'Etat par le fermier au titre de cet impôt était remis chaque trimestre entre les mains du Receveur Général des Gabelles (14) de sa circonscription.
Riquet financier privé
Pratiquant sa profession avec énergie, clairvoyance, et de façon extrêmement active, Riquet s'enrichit considérablement. Et il va gérer ses revenus avec la même opiniâtreté que sa profession.
C'est ainsi qu'il devient parallèlement, une sorte de banquier : il prête de l'argent.
Dès le début de 1649, il accorde de petits crédits (15) sur de très courtes durées, essentiellement à des métayers, mais aussi à des marchands, de Revel ou de sa région.
Il arrive aussi qu’il finance l’équipement d’artisans. Ainsi à la fin de 1648, il vend à crédit un cheval et son harnachement à un voiturier d’Appelle (16) qui devra lui en payer le prix sous six mois. On peut en inférer que l’achat initial de la bête a été négocié par cet homme avec de l’argent avancé par Riquet, et que les deux étaient en affaire pour le transport du sel.
En 1649 il se lance dans les affaires agricoles et le commerce des grains. Cette année-là il finance les semailles du métayer de Lemmarse (17) qui cultive du blé, de l’orge, de l’avoine, et d’autres céréales. Conformément à l’usage, la moitié de la récolte lui appartiendra.
Pour écouler la production locale, il met à profit son expérience en matière de transport du sel. A la fin de mai 1650 il charge quatre voituriers de Villespy (18) d’acheminer à Carcassonne neuf setiers (19) et demi de blé. Il réitère en septembre de l’année suivante pour seize setiers et demi confiés à trois voituriers de Saissac (20). Dix-sept ans plus tard l’un des voituriers de Villespy viendra avec son fils travailler au creusement de la rigole.
En février 1652, Riquet commence à prêter de l'argent à la municipalité de Revel : 3.500 £t cette année-là (21). Mais la cité a déjà beaucoup emprunté avant de s'adresser à lui, et en septembre de la même année les consuls décident de libérer la ville de ses dettes. A cette fin ils mettent en vente au plus offrant, la jouissance pour 17 ans des « émoluments, droits et revenus de la communauté », consistant « au droit du bouteil et mesures à huile, mesurage des piles des poids de la place, des tables des marchands et boulangers qui se tiennent en la dite place, revenus des boucheries, des quatre moulins à blé, deux fours, six deniers pour livre carnassière de toutes les chairs fraîches des pourceaux qui se vendent à la dite place, censive, lods et ventes (22) et autres droits seigneuriaux en dépendant. »
Sous le nom de Jean Fabre (23), Riquet remporte les enchères pour un montant de 34.000 £t. L'acte est signé le 28 novembre 1652. Et en homme d'affaire confirmé il afferme rapidement l'exploitation des articles qui sont susceptibles de l'être ! On notera que parmi ceux dont il vient ainsi d'obtenir la jouissance se trouvent quatre moulins. Riquet ne pouvait manquer de s'intéresser à leur fonctionnement ainsi qu’à la rigole qui les actionnait. C'était une bonne introduction à l'hydraulique pratique.
Malheureusement, les difficultés financières du consulat de Revel n'étaient pas terminées. Pendant les quartiers d'hiver de 1653 la ville doit assumer l'hébergement de troupes. Pour y faire face la communauté doit à nouveau emprunter. En janvier 1656 Riquet lui prête encore 30.000 £t.
Deux ans plus tard, pour apurer une nouvelle fois les comptes de la ville, les consuls décident de vendre définitivement au plus offrant, mais à faculté de rachat perpétuel, tous les droits dont la communauté disposait. C'est à nouveau Riquet qui remporte ces enchères pour un montant de 50.000 £t, et qui devient propriétaire des droits dont il avait la jouissance temporaire, augmentés des revenus du domaine royal, c'est à dire la rente des greffes, celle des consuls et celle du juge royal, ainsi que les droits seigneuriaux.
A cette date, 1658, Riquet est donc devenu le maître de Revel !
L'argent qu'il amasse, Riquet l'utilise aussi pour acquérir du bien.
En mars 1652, il s'apprête à acheter des terres et des droits dans le terroir de Vauré, tout près de Revel. Il s'agit du moulin et de la métairie de l'Albarel, ainsi que des droits seigneuriaux sur celles de Pontpouli et de Bartegranouille, qui appartiennent à Pierre de Montfaucon de Rogles. A cette fin un acte constatant l’accord entre les deux parties est passé dans le château de Belloc devant Me Guilliem, notaire de Revel (24). Cependant, quinze jours plus tard, sans en donner la raison, Riquet annule purement et simplement l'affaire.
Sans doute le sous-fermier des gabelles a-t-il un désir ardent, celui d’afficher ostensiblement sa réussite sociale et sa richesse. L’acquisition d’une seigneurie, assortie d’un château, en serait un signe éclatant. C'est à ce moment-là qu'il achète la seigneurie de Bonrepos, près de Verfeil, dans la vallée du Girou, dont il fera reconstruire le château qui deviendra sa résidence de prestige.
On peut conjecturer qu'il a renoncé aux terres de Vauré pour acheter Bonrepos. Le fait est qu’à partir d’avril 1652 il cesse de délivrer des prêts à des particuliers, et qu’il se met à acheter des terres autour de son château pour constituer progressivement un grand domaine foncier.
En juillet 1654, le bail Jannon vient à expiration. Dans le cadre du bail Moysant, qui lui fait suite, Riquet obtient certainement encore la sous-ferme des greniers de Castres et de Mirepoix. Mais il semble qu’il prenne des responsabilités accrues au sein de la ferme des gabelles du Languedoc (24a). En effet, on observe que, dès 1655, il fréquente Toulouse avec assiduité, séjournant régulièrement à l'auberge tenue par Georges Birbès, près du couvent des Augustins. Il semble aussi que son beau-frère, Jean Milhau, quitte au milieu de cette période son emploi au grenier de Castres pour en tenir un autre à Toulouse, certainement auprès de Riquet car ce dernier finance son hébergement chez Birbès pendant plus d'un an (1658-1659). A Revel il confie le soin de le représenter à Jean-Baptiste Desquerré, dont on retrouve le nom sur un grand nombre d'actes que ce dernier signe par délégation de son maître. Certainement satisfait de ses services, Riquet lui confiera en 1667 des responsabilités comptables sur les chantiers du Canal, puis en 1672 il le nommera receveur au grenier à sel de Toulouse, l'établissement le plus important de la province.
Parallèlement il engage Henri Calages comme receveur au grenier de Mirepoix. En 1657, il acceptera d'être le parrain de son fils Pierre-Pol. Enfin, cette même année 1657, il achète un immeuble à Toulouse dans la rue des Puits-clos, mais ne pourra s'y installer avec sa famille que deux ans plus tard à cause d'une locataire récalcitrante. Il cessera alors d’habiter Revel mais y conservera néanmoins son appartement. Ce sera son bureau officiel dans le secteur, et son Poste de Commandement lorsque viendra le temps du Canal : d’abord lorsque se réunira la commission chargée de valider son projet, puis lorsqu’il creusera la rigole d’essai, et enfin quand les grands travaux démarreront avec la construction des rigoles définitives et surtout l'édification du barrage de Saint-Ferréol. Il s’y fera adresser du courrier jusqu’en 1675. En 1660 le nouveau bail des gabelles de Languedoc est adjugé à Pierre Gautier(24b). Dans celui-ci Riquet prend en sous-ferme la totalité du Haut-Languedoc. Toutefois ce bail-là connaitra une fin prématurée car l'année suivante est riche en événements politiques.
Le 9 mars 1661, Mazarin rend le dernier soupir, et Louis XIV, qui jusque-là s’était entièrement reposé sur son premier ministre pour gouverner le royaume, décide de prendre lui-même les rênes du pouvoir. Avant de mourir Mazarin lui avait recommandé Colbert, son intendant personnel. Rapidement, le roi fait de celui-ci son Contrôleur Général des finances, et ce dernier devient vite un conseiller écouté. Le 5 septembre de cette même année 1661 le surintendant des finances Nicolas Fouquet est arrêté. Sa destitution fracassante entraine la dénonciation du bail Gautier. En novembre un nouveau bail est adjugé à Nicolas Langlois, un grand financier parisien. Toutefois cette péripétie ne va nullement nuire à Riquet qui à cette occasion devient fermier général des gabelles du Languedoc sous l'autorité de Langlois.
La navigation fluviale
Comment l'idée de creuser un canal est-elle venue à un homme qui s'occupait avant tout de vendre du sel ?
Tout d'abord, il faut se rappeler que depuis la plus haute Antiquité on utilisait systématiquement les rivières pour transporter les matériaux lourds, les pondéreux. La barque était le moyen de transport privilégié du sel partout où c’était possible (25), ce qui était notamment le cas du Bas-Languedoc. Près d’Aigues-Mortes, les salins de Peccaïs étaient reliés à l'étang de Mauguio d'une part et au Petit-Rhône de l'autre par de petits canaux (Bourgidou, Radelle, Sylvéréal) tracés à travers les marais côtiers, ce qui leur donnait accès à tout l’arrière-pays rhodanien. Les salins de Mandirac, Sigean et Peyriac écoulaient leur production vers les entrepôts de Narbonne sur des barques circulant sur l’étang de Bages et sur la Robine.
Outre les étangs, on naviguait sur les cours d'eau dans des bateaux à fond plat, mais il fallait un minimum de débit. Certaines rivières étaient navigables toute l'année, d'autres une partie seulement, d'autres ne l'étaient pas du tout.
Peyriac-de-mer, les anciennes salines. Photo G. Crevon, 2009.
Mis à part les obstacles que représentaient les chaussées des moulins, dont le franchissement était toujours délicat malgré les pertuis et autres passelis qui y avaient été ménagés, la descente était relativement aisée : on se laissait porter par le courant, d'où l'appellation imagée de « chemin qui marche ».
Par contre, la remontée, contre le courant, était lente et pénible : il fallait faire appel à des chevaux ou à des hommes pour haler les embarcations, et le franchissement des chaussées était encore plus problématique. En règle générale, un chemin de halage était aménagé sur la rive.
"Remontée d'une barque halée à bras d'homme sur la Garonne devant Rions. (vers 1830)
Litho de Léger d'après Gustave de Galard. Archives municipales de Bordeaux.
Malgré ses difficultés, la navigation fluviale restait le mode de transport principal, car, comme les barques les plus communes pouvaient porter des charges au moins dix fois supérieures à celles des meilleurs chariots (26), ce mode revenait nettement moins cher que le transport routier. Et ceci était encore plus vrai au temps de Riquet, car depuis que les guerres de religion avaient éclaté, un siècle plus tôt, l'entretien du réseau routier avait été tellement négligé que les routes se trouvaient dans un état lamentable. Aussi, depuis le début du siècle, on cherchait à améliorer la navigation fluviale en aménageant les rivières, et notamment,
depuis quelques décennies, en édifiant de petites écluses à sas, dans les chaussées des moulins, pour en faciliter le franchissement. Et l'ingénieur Hugues Cosnier avait construit, entre la Loire et le Loing, le premier canal à point de partage et écluses à sas. Commencé en 1605, ce canal de Briare avait été ouvert à la navigation en 1642.
Aussi n’est-il pas surprenant que des notables de Castres aient souhaité rendre l'Agout navigable jusqu‘à leur ville. Grâce à cela, la liaison de leur cité avec Bordeaux par le Tarn et la Garonne, aurait été sensiblement améliorée, et la ville aurait pu accroitre encore sa prospérité. Périodiquement, ils étudiaient les travaux qu'il serait nécessaire de faire pour cela dans le lit de leur cours d'eau. Une lignée d'illustres magistrats protestants, les Scorbiac, s'y intéressait tout particulièrement. Ils appartenaient à la noblesse de robe, et, depuis trois générations, fournissaient des conseillers à la Chambre de l'Edit de Castres. L'aïeul, Guichard, un proche d’Henri IV, lui avait proposé, en 1604, un projet pour aménager l’Agout, qui ne s'était pas concrétisé. En 1632, son fils Samuel renouvela la proposition auprès de Louis XIII. Sans plus de succès (27).
La jonction des mers océane et méditerranée
Comme chacun sait, le Canal du Midi relie la Méditerranée à l'Atlantique, en remontant successivement la vallée de l'Aude et celle du Fresquel son affluent, en franchissant la ligne de partage des eaux au Seuil de Naurouze, et enfin en descendant le vallon du Marès, puis la vallée de l'Hers, pour rejoindre la Garonne, qui, au XVII° siècle, était naviguée entre Toulouse et Bordeaux une bonne partie de l'année. C'est l'itinéraire le plus direct, le plus logique, la route suivie de toute antiquité par le charroi, mais... ce n'est pas le seul chemin possible.
En effet, le seuil de Graissens, entre Castelnaudary et Revel, permet de passer facilement du Fresquel au Laudot, qui est un autre sous-affluent de la Garonne.
Vers ses sources, le vallon du Fresquel se ramifie en deux grosses branches. Celle de l'ouest rejoint les parages du seuil de Naurouze, au-delà duquel passe le Marès, lequel se jette dans l'Hers près de Villefranche-Lauragais. Celle du nord descend de St-Félix, et, aux alentours de Graissens, on peut sans difficulté passer de son lit à celui du Laudot sur le versant atlantique.
Les eaux du Laudot rejoignent la Garonne à Moissac, 65 Km en aval de Toulouse, en parcourant successivement les lits du Sor, de l'Agout et du Tarn. Ce trajet présente toutefois l'inconvénient majeur de ne pas desservir directement Toulouse (28). En outre, l'environnement immédiat de Graissens n'est irrigué, comme celui de Naurouze, que par de maigres ruisselets temporaires bien incapables de remplir un canal. Toutefois, le Laudot, un ruisseau qui prend sa source dans Montagne Noire sous le village des Cammazes, débouche dans la plaine 4 Km seulement à l'est de Graissens, et peut facilement être détourné jusqu'à ce lieu. Il est, malgré tout, trop modeste pour « nourrir » un canal destiné à la navigation. Par contre, la rivière dans laquelle il se jette, le Sor, qui s'échappe du même massif une dizaine de Km plus à l'est, est une artère abondante qui coule en toutes saisons. Les Revélois y prenaient leur eau depuis la fondation de leur cité par le biais d'un petit canal de dérivation, la « rigole des Consuls » (29).
Ce petit canal existe toujours, il constitue depuis 1667 la partie orientale de la rigole de la plaine, depuis le Pont-Crouzet jusqu'au Moulin du Roi. D'ailleurs la Montagne Noire occidentale est un énorme château d'eau et sa proximité constitue pour le seuil de Graissens un avantage capital, ... mais, jusqu’à Riquet personne ne s'en était avisé !
Dans les années qui précédèrent 1632, un personnage dont le nom s'est perdu, proposa pour la première fois, de réaliser une jonction entre l'Aude et la Garonne par l'Agout et le Tarn.
Nous connaissons l'existence de ce projet par l'opuscule intitulé « Avis présenté à Monseigneur Richelieu pour la communication de la Mer Océane avec la Méditerranée » (30), qu'un ingénieur, Etienne Richot, et un maître des ouvrages royaux en Languedoc, Antoine Baudan, firent paraitre en 1633, et dont Riquet possédait un exemplaire.
Ces auteurs y critiquaient sévèrement cet itinéraire, en exposant les principaux défauts qu'ils lui imputaient. En particulier, ils avaient bien vu que le seuil de Graissens était comme celui de Naurouze, situé dans un secteur dépourvu de sources et de ruisseaux. Et ils recommandaient de fixer au seuil de Naurouze le point de partage du canal à réaliser, sans toutefois préciser comment ils comptaient l’alimenter.
La même année 1633, un certain Jean-Jacques de la Pierre, grand maitre de l'artillerie du duc de Rohan, alors gouverneur de Castres, proposa, lui aussi, un projet de jonction par l'Agout et le Tarn (31).
Il faut noter que, pour réaliser ces jonctions, tous ces auteurs proposaient d’aménager le lit des rivières aussi loin que possible vers l’amont, et de ne creuser un canal entièrement artificiel qu’entre les points que l’on se proposait de relier. Il n’était pas encore question de creuser un canal parallèlement aux rivières, comme on le fera plus tard.
Il est certain que Riquet s'intéressait depuis longtemps, comme tout Languedocien un peu curieux, aux projets d’un canal qui relierait la Garonne à la Méditerranée. Depuis 150 ans, ces projets défrayaient périodiquement la chronique régionale.
De son propre aveu, c'est en 1651, quatre ans après son arrivée à Revel, qu’il commença à étudier sérieusement le problème (32). Il dira un jour à Colbert qu'il avait toujours eu une passion particulière pour les affaires de mécanique et de travaux publics (33), qu'elles étaient, en quelque sorte, son violon d'Ingres.
Il se documenta, mena ses propres réflexions. C'est peut-être à cette époque qu'il se procura l'Avis à Richelieu de Richot et Baudan, qu’il fit faire une copie du projet de Pierre Reneau de 1598 qui avait déjà reconnu le seuil de Naurouze comme point de partage, et une autre encore d’un mémoire non daté qui prétendait alimenter le canal avec les eaux de l'Ariège captées à Cintegabelle (34). Il eut aussi des contacts avec un éminent ingénieur, Etienne Bressieux, qui avait vécu quelque temps en Hollande. En 1649 et 1650, celui-ci fréquenta l'Académie de Castres, société savante fondée dans cette ville en 1648 (35), Riquet sollicita ses avis (36). Sa connaissance du sujet progressa et ses conceptions se précisèrent petit à petit.
Sur l'axe Aude-Agout, la localisation à Graissens du point de partage était admise depuis les années 1630 au moins. Riquet comprit très rapidement que la question primordiale à régler était, dès lors, l'alimentation en eau de ce point stratégique. Habitant Revel, il avait journellement sous les yeux la rigole « des Consuls », qui, prenant son eau dans le Sor, la fournissait aux fontaines de la ville ainsi qu’aux moulins dont, depuis 1652, il avait la jouissance. Sans doute cet exemple l'inspira-t-il pour amener l'eau du Sor à Graissens.
S'il est par ailleurs un sujet dont Riquet se soucia particulièrement, c'est l'estimation des débits, l'adéquation des quantités d'eau disponibles à celles nécessaires. Il jugea que le Sor serait probablement insuffisant, et lorsqu'il se lança dans des recherches sur le terrain, il s'attacha avant tout à trouver comment amener de l'eau à suffisance au point de partage. Ses déplacements, professionnels ou privés, de Revel à Carcassonne et Narbonne l’amenaient de temps à autre à traverser la Montagne Noire. Il passait alors par Les Cammazes, Saissac et Montolieu, et pouvait constater que la haute région était particulièrement arrosée par les pluies et que les cours d’eau du versant sud, nombreux et d’un débit convenable, ne tombaient jamais à sec même au plus fort de l’été. Il y avait en particulier l'Alzeau, une rivière encore plus abondante que le Sor. Riquet acquit la conviction que si l’on arrivait à capter un nombre suffisant de ruisseaux et à amener leur eau au point de partage, le problème de l’alimentation du canal serait enfin résolu. La recherche d'une manière de traduire cette idée en un projet concret lui demanda, n'en doutons pas, de longs et patients efforts sur le terrain (37). C’est certainement là qu’il reçut le concours de Pierre Campmas, le fils du fontainier de Revel, dont il avait probablement fait la connaissance à l’occasion de l’entretien de la rigole des consuls qui faisait tourner ses moulins. Ce dernier lui enseigna les rudiments du nivellement, une technique indispensable en hydraulique. A cette époque on procédait le plus souvent avec une règle de visée à pinnules, dont on réglait la position à l’horizontale à l'aide d'une équerre de maçon.
On manque d'éléments pour préciser quelle était la nature exacte des relations de Riquet et Thomas de Scorbiac, ainsi que celle de leurs échanges supposés au sujet du canal projeté. Scorbiac était un homme cultivé, membre de l’Académie de Castres. Il avait certainement connaissance des projets de jonction entre l'Agout et l'Aude qui avaient été proposés depuis vingt ans. On sait que Riquet et lui se connaissaient, qu'ils étaient en rapport sur le plan professionnel. On a vu plus haut que les gages des magistrats de la Chambre de l’Edit étaient assignés sur le produit de la gabelle. C'était donc le sous-fermier Riquet qui délivrait, chaque trimestre, les fonds correspondants au receveur-payeur de la dite Chambre. Thomas de Scorbiac, conseiller de cette institution, remplit cette fonction financière en 1661 (38), mais il est probable qu’il l’exerçait déjà auparavant et qu'il la remplissait toujours en 1663 (39). D'autre part, ces officiers de justice jouissaient du privilège de franc-salé. De par leurs fonctions ils avaient droit à une certaine quantité de sel libre d’impôt, que leur délivrait le sous-fermier des gabelles.
Il est donc très probable que Riquet soit entré assez rapidement en relation avec Thomas de Scorbiac après son installation à Revel en 1647 comme sous-fermier des gabelles de Castres et de Mirepoix. S'intéressant tous les deux à la navigation fluviale, ils eurent, à un moment, des conversations, des échanges de vue sur le sujet, peut-être même assez poussés. C’est ce que l’on peut déduire d’un conflit qui opposera plus tard les deux hommes (40) .
1662 : deux projets sont déposés.
On ne sait pas vraiment quand Thomas de Scorbiac remit à l’ordre du jour les desseins de son père et de son grand-père de rendre l’Agout navigable.
Un membre de l’Académie de Castres, Pierre Borel, médecin réputé et érudit, publia un « Avis sur la navigation de la rivière d'Agout, adressé à Messieurs les Députés du diocèse de Castres assemblés pour la tenue de l’Assiette de la présente année 1659 » (41). Les représentants auxquels s’adressait ce document se réunissaient chaque année, sous la présidence de l'évêque, pour traiter les affaires civiles du diocèse et en particulier ses finances. En effet, à cette époque-là, dans le royaume de France, un évêque ajoutait à ses fonctions religieuses des attributions politiques notables. Au niveau de son diocèse il présidait l’assemblée de l’Assiette. A celui de la province il siégeait sur les bancs du clergé lors de l’assemblée annuelle des Etats de Languedoc, qui débattait les affaires de toute sorte touchant ce territoire, et notamment fixait le montant du « don gratuit », un impôt particulier que la province versait au Roi. Cette année-là, l’évêque de Castres était Charles d'Anglure de Bourlémont.
1659, c’est aussi l’année du traité des Pyrénées, qui mit fin à des décennies d’une guerre ruineuse avec l’Espagne. Deux ans plus tard, Mazarin disparu, Louis XIV aux commandes du royaume, Colbert devenait un conseiller influent. Pour rétablir la richesse du pays, il entendait dynamiser le commerce. Et le développement de la navigation, tant fluviale que maritime, faisait partie de ses priorités. La France étant en paix, la période était favorable aux initiatives.
Finalement, en 1662, Thomas de Scorbiac passa à l'action. Le 22 juillet il remonta en barque le Tarn depuis Montauban jusqu’à St-Sulpice-la-Pointe, puis l'Agout, depuis cette ville jusqu'à Castres, avec au passage une incursion dans le Sor, de Sémalens à Revel (42).
En septembre, il envoya une relation de son expédition à La Vrillière, qui était le Secrétaire d'Etat en charge des affaires huguenotes, complétée de copies des mémoires rédigés en 1604 par son grand-père et en 1632 par son père, et assortie d'une proposition de jonction de l'Aude à la Garonne par le Fresquel et l'Agout.
En voici le passage clé (43) :
« Nous dirons en passant, que cette petite rivière du Sor, qui entre dans l'Agout, a un fort beau canal, large et profond, dans lequel nous serions entrés par curiosité. Elle arrose la plaine de Revel, et peut servir, mieux que tout autre, pour faire un canal, bien plus aisé que celui de Briare, pour joindre la navigation de cette rivière avec celle d'Aude qui se rend à Narbonne, pour ce qu’elle se peut facilement conduire de Revel au lieu de Graissens, où les eaux pluviales et fontaines, qui arrosent les prés, se partagent, les uns allant à Narbonne, et les autres à Bordeaux. Il ne faut que faire en cet endroit un canal, que cette petite rivière tiendrait plein toute l'année, qui se communiquerait avec le Fresquel qui reçoit plusieurs petites rivières qui descendent de la Montagne Noire et qui le rendent assez fort pour porter de grands bateaux. De sorte qu'on n'aura qu'à suivre cette indication de la nature pour faire ce grand ouvrage qui sera bien plus facile que le travail de Briare. Pour le bien commencer il faudra rendre la rivière d'Aude navigable après que celle d'Agout l'aura été. »
Le fait qu’il n’explora le Sor que par curiosité montre que l’objectif initial de sa navigation était avant tout de vérifier la navigabilité potentielle de l'Agout (44). Néanmoins il comprit parfaitement toutes les facilités qu’offrait le sous-affluent pour réaliser une liaison entre l'Agout et l'Aude et se saisit immédiatement de cette opportunité.
La Vrillière rendit compte au Roi de la correspondance de Scorbiac. Louis XIV se montra intéressé mais désirait l’avis d’une personne compétente. Le ministre décida donc de consulter Pierre Petit, un vieil ingénieur du Roi, intendant des fortifications de Normandie, bien connu pour ses travaux scientifiques (45). Ce dernier prit le temps d’analyser avec soin les documents qu’on lui soumettait, allant jusqu’à vérifier auprès de l’évêque de St-Papoul la réalité du seuil de Graissens et de l’abondance des eaux disponibles dans ses environs. L’opinion qu’il se forma, au bout de plusieurs mois, n'accordait qu'une piètre valeur au mémoire de Scorbiac.
Sa réponse au ministre fut impitoyable :
« Mon sentiment est que pas un de tous les écrits que vous m'avez communiqués, n'est capable de satisfaire entièrement l'esprit des personnes intelligentes en ces matières ; et que je ne crois pas, aussi, que les Ministres prudents d'un grand Prince voulussent hasarder sa réputation, sans rien dire de ses finances, sur de semblables mémoires et procès-verbaux. » (46)
Il se livrait ensuite à un examen critique des différents documents qu'on lui avait soumis, dont il relevait toutes les insuffisances. Etudiant plus particulièrement le projet de Thomas, voici, par exemple, ce qu'il disait du passage cité plus haut : « Premièrement, il parle du Canal de Briare, et dit que celui-là est bien plus aisé. Mais quelle preuve en rapporte-il ? Où en sont les niveaux, les toisés, la quantité des eaux nécessaires pour fournir en tout temps toutes les écluses ? En un mot où sont les procès-verbaux bien exacts, et la Topographie du pays qu'il propose pour le comparer avec celui de Briare qu'il n'a peut-être jamais vu ? » Enfin, dans sa conclusion, il récapitulait les données qu'à son sens le soumissionnaire aurait dû fournir, la méthode qu'il aurait dû suivre, et les éléments économiques qu'il fallait nécessairement prendre en considération pour se prononcer sur un tel projet : « ... ni moi, ni homme du monde prudent et intelligent en ces sortes d'ouvrages, ne peut porter son jugement et dire son avis sur cette jonction des deux Mers par les rivières d'Aude et Garonne sans avoir en main une bonne et grande carte topographique de ces lieux-là et de la source de tous les ruisseaux qui doivent fournir de l'eau à la tête ou haut du canal prétendu, comme aussi un procès-verbal du toisé et arpentage de tous les lieux par où on prétend le conduire, de la nature du terrain : s'il est pierreux, sablonneux, de roc ou de glaise, du nivellement très exact de tous les endroits où il faut qu'il passe, et de ses diverses hauteurs et profondeurs, afin d'être assuré de pouvoir conduire l'eau à la plus grande hauteur et plus haute écluse, et finalement de la quantité qu'il y en aura aux grandes, moyennes et basses eaux. ... Apres quoi l'on pourra juger de la possibilité du dessein, et calculer à peu près les frais nécessaires à son exécution. Ensuite on examinera les avantages qui en pourront provenir, que l'on exagère si grands que la dépense ne semble point devoir entrer en aucune comparaison si l'on veut déférer aux apparences et au sens commun et particulier des Provinces intéressées... »
Néanmoins, lorsque La Vrillière reçu cet avis, l'affaire avait déjà beaucoup évoluée.(47).
On ne connaissait pas encore le jugement de Pierre Petit sur la proposition de Thomas de Scorbiac, lorsque Riquet envoya à Colbert, le 15 novembre 1662, un courrier qui débute ainsi :
« Je vous écrivis de Perpignan le 28 du mois dernier au sujet de la ferme des gabelles du Roussillon, et aujourd'hui je fais la même chose de ce village [Bonrepos], mais sur un sujet bien éloigné de cette matière-là. C'est sur celle du dessein d'un canal qui pourrait se faire dans cette province de Languedoc pour la communication des deux mers Océane et Méditerranée.
Vous vous étonnerez que j'entreprenne de parler d'une chose qu'apparemment je ne connais pas, et qu'un homme de gabelle se mêle de nivelage. Mais vous excuserez mon entreprise lorsque vous saurez que c'est de l'ordre de Monseigneur l'Archevêque de Toulouse que je vous écris.
Il y a quelque temps que le dit seigneur me fit l'honneur de venir en ce lieu, soit à cause que je lui suis voisin et hommager, ou pour savoir de moi les moyens de faire ce canal, car il avait oui dire que j'en avais fait une étude particulière. Je lui dis ce que j'en savais, et lui promis de l'aller voir à Castres (48) à mon retour de Perpignan (49), et de le mener sur les lieux pour lui en faire voir la possibilité. Je l'ai fait, et le dit seigneur, en compagnie de Monsieur l'évêque de Saint-Papoul et de plusieurs autres personnes de condition, a été visiter toutes choses, qui, s'étant trouvées comme je les avais dites, le dit seigneur Archevêque m'a chargé d'en dresser une relation et de vous l'envoyer ... » (50)
A cette lettre était joint un mémoire qui explicitait le projet, en particulier le choix du point de partage (Graissens), l’itinéraire du canal (par l’Agout ou bien par le Girou), et son alimentation à partir des ruisseaux de la Montagne Noire. Sur ce dernier point il écrivait, parlant du canal :
"
Mais ce qui me semble de plus important est d'avoir d'eau à suffisance pour le remplir, et de la conduire à l'endroit même où est le dit point de partage, ce qui se peut aussi faire avec facilité, prenant la dite rivière de Sor près la ville de Revel, distante d'une lieue et demi du dit point de partage, qu'on conduira par pente naturelle puisqu'il se trouve neuf toises de descente depuis le dit Revel jusques au dit partage et que le pays est uni et sans éminence. Il est encore aisé de conduire le ruisseau appelé de Lampi dans le lit de la dite rivière de Revel, distant d'environ quinze cent pas l'un de l'autre. Et il est pareillement facile de mettre dans le dit Lampi
un autre ruisseau appelé d'Alzau, distant d'environ trois quarts de lieue, et par conséquent plusieurs autres eaux qui se rencontrent dans cette conduite. De sorte que jointes ensemble, étant comme elles sont toutes sources vives et de durée, elles formeront une grosse rivière qui, menée au point de partage, rendra le Canal suffisamment rempli des deux côtés pendant toute l'année
et jusqu'à six pieds de hauteur sur neuf toises de large."
Ainsi, autour du 15 octobre, trois mois après sa nomination par le roi à l’archevêché de Toulouse, d'Anglure était venu à Bonrepos rencontrer Riquet (51), dont il était devenu suzerain au titre de la baronnie de Verfeil (52). Il avait entendu parler des recherches hydrauliques du fermier des gabelles et il avait souhaité en savoir davantage. Ce n'était pas une curiosité purement superficielle : il avait voulu que Riquet lui montre sur le terrain les éléments fondamentaux de son projet. Cet examen sur pièces avait eu lieu quinze jours plus tard et le prélat y avait impliqué des personnages (nobles) qui étaient capables d’en juger ou qui pourraient être directement concernés par l’ouvrage, en premier lieu l’évêque de Saint-Papoul sur le territoire duquel le point de partage du Canal et une bonne partie de son système d’alimentation seraient situés. Ce que d’Anglure avait vu l’avait suffisamment convaincu pour qu’il ordonne à Riquet de présenter sans attendre un projet à Colbert lui-même. Ce qui fut donc fait le 15 novembre suivant. Pour sa part, l’archevêque écrivit à plusieurs reprises au ministre pour appuyer le courrier de son protégé : « Je crois que vous aurez eu la lettre que je vous écrivis sur la proposition que vous devait faire M. Riquet du canal pour la jonction des deux mers. Je vous assure que celui-là sera embrassé des peuples et de la noblesse de Languedoc, et que chacun fera un dernier effort pour y contribuer. Au moins ils m’en parlent tous d’eux-mêmes comme cela. Et quand vous ne feriez que donner commission à vérifier sur les lieux ce que M. Riquet vous en écrit, cela relèverait l’espérance de cette province infiniment. » (53).
L'initiative de s’adresser à Colbert était donc venue de l’archevêque de Toulouse.
On ne peut manquer d'être intrigué par la proximité des deux propositions : elles sont trop proches à la fois dans le temps et sur le fond pour être absolument indépendantes.
Il y a tout d'abord le délai relativement court qui sépare le dépôt du projet de Scorbiac de celui de Riquet. Ensuite, entre le courrier de Scorbiac à La Vrillière et la visite de d'Anglure à Riquet il s’écoula au maximum un mois et demi. Michel Adgé pense que ce dernier mit en forme sa proposition en quinze jours. Et on constate effectivement que si son mémoire est très précis pour ce qui concerne la description du point de partage (Graissens), il est déjà plus synthétique pour celle de son alimentation. Ce point est cependant exposé avec suffisamment de clarté pour susciter l'intérêt, car c'est en fin de compte l'argument capital de son projet : disposer d'eau à suffisance pour alimenter un canal de navigation. Le document est par contre beaucoup plus évasif lorsqu'il traite les liaisons de Graissens à la Garonne et à la Méditerranée, pour lesquelles il propose d'aménager les lits des rivières, après avoir relié les deux « têtes » fluviales par un canal de jonction aussi court que possible. Sur ce plan, le seul détail qu'il examine avec quelque attention est le lit de l'Agout qui lui paraît présenter des difficultés sérieuses, ce qui le conduit à proposer d'emprunter de préférence celui du Girou, avec en option un aboutissement à Toulouse au moyen d'un deuxième segment de canal artificiel. Enfin, si son mémoire donne une dénivellation et quelques distances, ces mesures se révèlent, à l'examen, très approximatives. Sur beaucoup de points il s'agit donc plutôt d'une ébauche que d'un projet achevé. Quant à l'exposé des motifs il semble copié directement dans l'opuscule de Richot et Baudan. Tout semble donc s'être déroulé comme si, pressé par d'Anglure de remettre sa proposition au plus vite, il n'ait pas eu le temps d'étudier l'affaire dans sa globalité et n'ait vraiment exposé que les éléments qu'il maîtrisait. Et en novembre 1664, devant la commission chargée par le Roi de trancher sur la possibilité ou de l'impossibilité de réaliser le projet qu'il proposait, il déclarera qu'il s'était « plus curieusement appliqué à rechercher les eaux de la Montagne Noire pour fournir le dit canal, et les chemins pour les conduire au point de partage et distribuer dans Garonne et Aude, qu'à tout autre chose. » (54)
Ces faits quelque peu troublants amènent des interrogations : pourquoi l'évêque en titre de Castres, fraîchement nommé par Louis XIV à l'archevêché de Toulouse, se mêlait-il d'une affaire de canal ? Qu'est-ce qui avait pu l'inciter à entreprendre sa démarche auprès de Riquet ? Pourquoi a-t-il suscité et soutenu un projet concurrent à celui de Scorbiac au lieu de soutenir ce dernier ?
Pour tenter d’y voir plus clair il est nécessaire de mieux cerner le personnage.
Charles François d'Anglure de Bourlémont
A Toulouse, le Musée des Augustins garde dans ses réserves une grande dalle de marbre (55) qui pavait autrefois le chœur de la cathédrale Saint-Etienne. Une épitaphe en latin, gravée sur sa face supérieure, fait l'éloge du prélat dont elle scella le tombeau :
« A Dieu très bon et très grand. Ce monument de la douleur publique est l'expression méritée des regrets légués à la ville entière par très noble et très illustre seigneur messire Charles d'Anglure de Bourlémont, archevêque de Toulouse. La ville d'Aire, son premier siège épiscopal, rappelle encore sa munificence envers les pauvres. Transféré de là au diocèse de Castres, il brisa l'audace des hérétiques. Tout le temps qu'il est demeuré à la tête de la métropole, il a présidé les Etats généraux de la province, au grand avantage du peuple et aux applaudissements du roi. Ses dignités ecclésiastiques révèlent suffisamment sa piété, et l'hérédité du nom de Saladin témoigne de sa noblesse. Mais ces faits appartiennent à l'histoire. Toi, lecteur, élève tes prières à Dieu. Il est mort en 1669, le 7 des calendes de décembre, à l'âge de soixante-quatre ans. »
Charles François d'Anglure de Bourlémont était de haute naissance (56). Sa famille, d'origine champenoise, était possessionnée dans le nord-est de la France, et faisait remonter sa lignée au XII° siècle. Né en 1605, Charles fut orienté très tôt vers l'Eglise.
Autour de 1640, Mazarin le désigna comme auditeur à la Rote à Rome. C'était le tribunal suprême des Etats romains qui recevait en appel les affaires de tous les pays de la chrétienté. Il comptait parmi ses douze magistrats des représentants des plus grands Etats catholiques. A Rome, Bourlémont s'initia au maniement des affaires, à la connaissance de la cour pontificale, à la diplomatie.
La Rote menait à l'épiscopat. A quarante-quatre ans, Charles d'Anglure fut nommé par Mazarin au siège d'Aire-sur-l'Adour, un poste de début, dans lequel il passa près de huit ans. Pendant la Fronde (1651 - 1653), animée en Gascogne par le prince de Condé, il resta fidèle au gouvernement et s'appliqua à maintenir les petits seigneurs et les villes "dans l'obéissance de Sa Majesté". Son épitaphe retiendra sa générosité envers les miséreux.
Le 17 juin 1657, un décret royal transférait l'évêque d'Aire sur le siège de Castres. C'était un avancement. L'évêché était plus considérable, d'importance moyenne. Surtout, de graves problèmes politiques y appelaient une solution prompte. La décision de Mazarin était par conséquent loin d’être neutre.
Le Castrais était un fief du parti huguenot. Bourlémont aurait à y donner la mesure de ses talents diplomatiques. Son épitaphe résume son œuvre sur ce siège par ces trois mots lapidaires : Hoereticorum fregit audaciam. Briser l’insolence du parti huguenot, tel était sans doute le mot d’ordre qu’il avait reçu de la cour avec son titre. La prépondérance des protestants à Castres et dans la partie montagneuse du diocèse remontait aux guerres de religion. En 1562, les chefs du parti s'étaient installés dans la ville. Les catholiques n'avaient eu d'autre alternative que de se convertir au protestantisme ou de partir. Eglises et couvents avaient été détruits. Cette situation n'avait changé qu'avec la conversion d'Henri IV. En 1595, l'évêque de Castres avait pu regagner son siège, et, parallèlement, une Chambre de l'Edit, extension du Parlement de Toulouse, avait été installée dans la cité. Elle aurait à juger en appel les procès dont l’une des parties au moins était de la religion réformée. Elle était « mi-partite », formée à égalité de magistrats catholiques et huguenots. Il y avait eu, alors, un quart de siècle de paix. Puis la guerre civile avait repris, et le duc de Rohan, chef militaire des rebelles, s'était, à son tour, installé à Castres. La paix d'Alès avait clos huit années de troubles. Mais cette fois Louis XIII et Richelieu mirent fin au monopole d'administration de la ville que détenaient les protestants. A partir de 1631 ils y avaient imposé un régime de parité politique. Ce régime avait duré trente ans et avait été un artisan de paix. Mais, encouragé par le pouvoir royal, le clergé catholique s'était engagé dans la reconquête religieuse de la population, et la communauté protestante castraise avait diminué. Néanmoins, celle-ci gardait encore la prépondérance économique, et dans la montagne la prépondérance politique.
Au moment où Charles de Bourlémont prenait possession du siège de Castres (1659), la question protestante entrait dans une phase nouvelle de son histoire. La parité entre huguenots et catholiques apparaissait de plus en plus comme un régime de transition. On inclinait vers l’intolérance et l’unité religieuses. La révocation de l'Edit de Nantes, qui survint en 1685, ne fut que le couronnement d’une politique de combat qui débuta un quart de siècle auparavant. A dater surtout de 1661, le pouvoir central s'étant fortifié, la paix régnant sur les frontières, les catholiques entreprirent de ramener les protestants à la stricte observance des traités. Puis, cela fait, de les repousser au-delà même de ces frontières et de les dépouiller progressivement de leurs libertés, celle de culte incluse. Ce fut une coalition générale, du Roi, des Parlements, des assemblées du clergé de France, des Etats de Languedoc, des municipalités. C'est à quelques étapes de cet affaiblissement du parti huguenot que l'on assista dans le diocèse de Castres pendant l'épiscopat de Bourlémont. Si, apparemment, l'évêque n'y joua pas un rôle de premier plan, il en suivit néanmoins de très près l'évolution. L'éviction des régents protestants (dont le savant Pierre Borel) et l'installation des Jésuites au collège de Castres sont une des manifestations les plus éclatantes et les plus tristes de la nouvelle politique. Elles furent le résultat d'une cabale de dévots (57) qui connut diverses péripéties de 1663 à 1667.
Le 29 juin 1662, l'illustre Pierre de Marca, archevêque de Toulouse, mourut subitement. Sans attendre, Louis XIV désigna son successeur (58) : Charles d'Anglure de Bourlémont, que lui recommandaient Colbert et Le Tellier. Et dès la session de décembre des Etats de Languedoc, le prélat fut élu président de cette assemblée. Colbert avait exercé pour cela les pressions qu'il fallait. Cependant, le Pape Alexandre VII, en conflit avec le Roi de France sur un sujet mineur, ne signa les bulles ratifiant cette nomination que le 17 octobre 1664. Il s'ensuivit pendant deux ans une situation assez insolite : au plan civil d'Anglure était archevêque de Toulouse, mais toujours évêque de Castres au plan ecclésiastique. Quels étaient donc ses mérites pour que Louis XIV, qui se connaissait en hommes, lui donne le siège de Toulouse à une époque où celui-ci était à tous égards le plus important du Languedoc, l'archevêque de Narbonne (59) étant tenu à l'écart ? C'est que Bourlémont était une de ces espèces d’hommes sur lesquels un gouvernement peut compter absolument. Ses doctrines en théologie, ses vues en politique étaient celles du roi et de ses ministres.
L’homme qui avait ordonné à Riquet d’écrire à Colbert était donc particulièrement bien placé pour le soutenir, et l’ordre qu’il lui avait donné constituait en lui-même la promesse d’un appui sans réserve. Bien qu’il se prétende d’ascendance noble, Riquet n’était qu’un simple roturier et il avait absolument besoin du parrainage d’un membre de la noblesse s’il voulait voir un jour son projet de canal prendre corps. On peut imaginer l’enthousiasme qui dut le saisir lorsque cette formidable opportunité se présenta à lui. Sans le patronage de d’Anglure, aurait-il jamais osé entretenir Colbert d'autre chose que de gabelle ?
Au vu de tout ce qui précède on peut proposer une réponse aux questions que nous nous posions plus haut.
Il est vraisemblable que la navigation de Scorbiac puis le dépôt de son projet de canal auprès du « ministre » La Vrillière furent rapidement connus dans le public castrais. Connaissant ses sentiments peu favorables aux protestants, on peut imaginer que lorsque d'Anglure apprit cela, il s'inquiéta vivement qu'une affaire d’une telle importance puisse rester entre les mains d'un huguenot. Trouver d’urgence une parade était une nécessité. Il faut croire que les recherches menées par Riquet avaient déjà quelque notoriété, de même que les aménagements hydrauliques qu'il avait réalisés dans sa propriété de Bonrepos (60). En outre, le fermier des gabelles était sûrement réputé pour être un homme entreprenant et efficace. Il était par conséquent l'homme de la situation. Après s'être entretenu avec lui et avoir vérifié sur le terrain sous sa conduite le sérieux
de son projet il le pressa d'écrire rapidement à Colbert afin de contrecarrer au plus vite la proposition de Scorbiac (le sort réservé par Pierre Petit à ce dernier projet ne sera connu que plus tard).
Alors, une autre question vient immanquablement à l'esprit : qui a eu le premier l'idée ?
Qui a inspiré l'autre ?
Les projets de Scorbiac et de Riquet présentaient trois points fondamentaux communs : l'utilisation de l'Agout, le choix de Graissens comme emplacement du point de partage, et l’alimentation de ce dernier à partir du Sor.
Le point capital des deux projets était la facilité avec laquelle il serait possible d’alimenter le canal compte tenu de l'abondance de l'eau que l'on pouvait prendre dans les rivières sortant de la Montagne Noire, et en particulier dans le Sor.
Comparons la teneur des deux propositions.
Celle de Scorbiac, exposée brièvement, est simple : un trajet empruntant d'un côté les lits de l'Aude et du Fresquel, et de l'autre ceux du Sor, de l'Agout, du Tarn et de la Garonne, un canal artificiel entre le Fresquel et le Sor avec bief de partage à Graissens alimenté à partir du Sor.
Celle de Riquet, exposée avec davantage de détails, est plus élaborée : sa version de base adopte le même trajet que Scorbiac, mais il lui en préfère un autre, utilisant le Girou au lieu du Sor et de l'Agout, et il y inclue en option la possibilité de rejoindre Toulouse. Enfin, il a visiblement étudié le dispositif d'alimentation dans le but d’en doter un canal important : il augmente très notablement ce que peut fournir le Sor grâce à la captation d'un ensemble de ruisseaux du versant méridional de la Montagne Noire, au premier rang desquels se place l'Alzeau. Ce système complexe ne peut pas avoir été imaginé et étudié en quelques semaines mais a nécessairement demandé plusieurs mois si ce n'est plusieurs années de réflexion et de recherches sur le terrain.
A l’opposé, Scorbiac a exploré le Sor par curiosité. Son projet de canal de jonction des mers ne semble donc pas remonter au-delà de sa navigation sur l’Agout.
Le principal point faible était certainement l'utilisation de l'Agout.
Souvenons-nous qu’à ce moment-là on ne songeait pas encore à faire un canal totalement indépendant de bout en bout, mais seulement à emprunter les rivières dont on aménagerait le lit pour les rendre navigables sur la plus grande longueur possible. Et l'on creuserait un canal artificiel uniquement entre les extrémités de ces sections navigables. Or, entre son embouchure dans le Tarn, à St-Sulpice-la-Pointe, et celle du Sor, à Sémalens, l'Agout était encombré de nombreuses chaussées de moulin, et surtout comportait plusieurs segments pourvus de rapides et très encaissés, sur le bord desquels il serait très difficile d'aménager un chemin de halage, indispensable pour pouvoir remonter la rivière dans ces endroits (61). Ces détails, relevés par Riquet, montrent qu'il avait soigneusement examiné cet itinéraire. Un tel examen peut, bien entendu, être pratiqué en parcourant les berges, mais on le fait dans de bien meilleures conditions depuis le lit de la rivière. Cela pourrait indiquer que Riquet avait participé à la navigation de Scorbiac en juillet 1662. Pour pallier les difficultés mentionnées, Riquet rechercha un itinéraire alternatif : au lieu d'utiliser la vallée de l'Agout, il proposa de prendre celle du Girou, qui présenterait l’avantage supplémentaire de ramener à 24 Km de Toulouse le débouché des barques dans la Garonne, au lieu des 80 qu’imposerait l’utilisation de l’Agout (62). Accessoirement, étant gros propriétaire foncier à Bonrepos, dans cette vallée du Girou, il comptait certainement tirer de substantiels bénéfices de cette situation. Et il proposa par surcroit une variante aboutissant à Toulouse-même, car il pressentait que le passage par la grande ville serait inévitable.
Enfin, un autre élément de la proposition de Riquet fait la différence : il présenta, lui encore, une ébauche de plan de financement.
Charles d'Anglure de Bourlémont
© Trustees of the British Museum
Récapitulons. Fin juillet, Scorbiac effectue une navigation sur l'Agout dans le but de vérifier si l'on peut le rendre navigable. Incidemment il explore le Sor. Deux mois plus tard il soumet à La Vrillière un projet de jonction Agout-Aude au moyen d'un canal franchissant le seuil de Graissens et alimenté en ce point par une dérivation du Sor. Un mois après, Mgr d'Anglure vient voir Riquet pour qu'il lui expose son propre projet, puis il s'en fait montrer sur le terrain les éléments tangibles. Convaincu, il lui ordonne de le proposer à Colbert.
Dans son mémoire Riquet décrit un projet similaire à celui de Scorbiac, mais comportant cependant un système d'alimentation nettement plus élaboré, une critique pertinente du passage par l'Agout et une solution alternative pouvant encore évoluer de manière à faire aboutir le canal à Toulouse.
Alors, qui, de Scorbiac ou de Riquet, est le véritable auteur du projet ? Qui imagina d’amener les eaux du Sor au point de partage ?
Si, chronologiquement, le projet a d’abord été présenté par Scorbiac, on note toutefois que le magistrat n'en revendiqua jamais la paternité, même lorsque, plus tard, il critiqua violemment le maître d'œuvre du Canal. Et la faiblesse de son argumentaire, qui est l’une des causes de son rejet par Pierre Petit, semble indiquer qu’il n’avait pas étudié la jonction Aude-Agout depuis très longtemps, mais plus vraisemblablement durant les deux mois qui séparèrent sa navigation de sa proposition. Par contre, pendant des années, la rigole des consuls avait montré au fermier des gabelles l'exemple à suivre. Ensuite, le caractère bien plus sophistiqué du dispositif alimentaire proposé par Riquet semble prouver qu'il avait longuement étudié cette question, et pas seulement depuis le mois de juillet précédent. Une conclusion paraît s’imposer logiquement : il y a de très fortes présomptions que l'inventeur soit Riquet (63). Et comme, en outre, il est très possible qu’il ait participé à la navigation du 22 juillet 1662 sur l'Agout, on peut légitimement se demander si ce n'est pas lui qui incita Scorbiac à explorer le Sor, puis à dépasser son projet de rendre l’Agout navigable pour proposer un canal faisant la jonction de cette rivière avec l’Aude à travers le seuil de Graissens. Le magistrat était noble et cette condition lui conférait, de manière « naturelle », la direction d’une entreprise de cette nature. Si le fermier des gabelles voulait y prendre part, il n’avait d’autre alternative que de se ranger sous l'autorité d'un « patron ». Tout ceci est très spéculatif, or en Histoire des raisonnements purement logiques ne font pas forcément la vérité.
Quoi qu’il en soit, quand un personnage aussi haut placé que Mgr d'Anglure s'intéressa à son projet puis décida de le parrainer, Riquet n'avait plus d'autre choix que de lui obéir. Bien mieux, il comprit immédiatement le caractère extraordinaire de l’opportunité qui s'offrait soudain à lui et il s'empara de celle-ci avec détermination.
Les suites
Homme bien en cour, Charles d'Anglure était très au courant des orientations de la nouvelle équipe au pouvoir. Or, le nouveau Contrôleur Général des Finances, Colbert, avait une doctrine économique : on ne pourrait rétablir la richesse et la puissance du pays qu’en développant l'industrie et le commerce. Par voie de conséquence il soutenait activement les initiatives tendant au développement de la navigation, qu’elle soit fluviale aussi bien que maritime, et en particulier celles qui concernaient l'aménagement des ports et des rivières. En dirigeant Riquet sur Colbert, Mgr d’Anglure savait parfaitement ce qu'il faisait.
Contrairement à La Vrillière, Colbert ne soumit pas à Pierre Petit le projet que Riquet lui adressa. On peut penser qu'étant à peine plus étayé par des mesures précises que celui de son concurrent, il aurait connu la même critique sans appel de la part de ce savant. Colbert, favorablement disposé en raison de l'appui du prélat, sensible depuis longtemps aux questions de transport maritime et fluvial, en saisit tout l'intérêt. Mais c’était un homme prudent et avisé, pour qui il était hors de question de se lancer dans une affaire de grande ampleur sans aucune garantie de réussite. Et naturellement, en bon financier, il voulait une estimation des coûts. Il jugea qu’il ne fallait pas se contenter d’un examen en chambre, et qu’il était indispensable de faire procéder sur le terrain à toutes les mesures qui permettraient de se faire une idée correcte de la question (et là il rejoignait les idées de Pierre Petit !). Et en même temps qu’il fallait impliquer la province qui serait le principal bénéficiaire de l’ouvrage : le Languedoc.
Nous avons vu que Riquet n'était pas encore prêt à présenter un projet global lorsque d'Anglure vint le solliciter, mais il était convaincu d'avoir trouvé la véritable clé du problème : celle de l'alimentation en eau. C'est ce qu'il avait mis soigneusement en relief dans sa proposition et son mémoire. Le 18 janvier 1663 le Roi et son Conseil décidèrent de réunir une commission chargée de se prononcer sur la possibilité ou l'impossibilité de réaliser un tel canal. Néanmoins, parallèlement à la commission officielle, Colbert chargera en 1664 le chevalier de Clerville, ingénieur militaire, commissaire général des fortifications du royaume, d’évaluer de son côté la valeur de la proposition de Riquet. Il lui confiera en même temps la recherche d’un site sur la côte languedocienne pour établir un port sûr. Cette mission aboutira au choix de Sète, qui sera, par la suite, la « tête » maritime du canal.
Dès qu'il apprit la décision prise par le Roi dans son conseil du 18 janvier, Riquet se mit en devoir d'étoffer au plus vite son dossier.
Le 29 mai 1663 il écrivait à d'Anglure, pour l'heure son interlocuteur principal sur le sujet : "Depuis un mois je travaille pour la vérification du projet du Canal, mais avec tant de soin et d'exactitude qu'à cette heure je puis en parler savamment et vous dire en vérité que la chose est possible. Je vous en porterai les plans et les devis dans la dernière perfection avec un calcul que ce travail pourra coûter. J'ai passé partout avec le niveau, le compas et la mesure, de sorte que j'en sais parfaitement les passages, le nombre des toises et des écluses, la disposition du terrain, s'il est pierreux ou gras, les élévations et le nombre de moulins qui se trouvent sur les routes. Dans un mot, Monseigneur, je n'ignore plus rien dans cette affaire-là, et le plan que j'en porterai sera juste, étant fait sur les lieux et avec grande connaissance." (64)
On ne peut avouer plus clairement que les mesures éventuellement faites jusque-là étaient très grossières. C'est seulement à partir de ce moment-là qu'il commença à tracer des plans sérieux (65) et à dresser des devis. Les mesures qu'il fit alors durent lui montrer que l'utilisation du Girou présentait une difficulté : le seuil de Péchaudier, qu'il faudrait franchir dans ce cas, est plus haut de 6 m que le seuil de Graissens. Il acheva aussi de se convaincre, peut-être en discutant du projet avec d’Anglure, qu'il était absolument indispensable de faire aboutir le canal à Toulouse. Alors, bien qu'il l'ait critiqué et rejeté dans sa proposition du 15 novembre 1662, il adopta définitivement le trajet classique passant par Naurouze qui est en définitive la meilleure solution. Ceci était d'autant plus facile que ce seuil, de 22 m plus bas que celui de Graissens, pouvait être alimenté par gravité : il suffisait de prolonger jusqu'à ce point la rigole d'alimentation, qui devait, à l’origine, s'arrêter à Graissens. Et cet allongement de l'artère alimentaire était largement compensé par des avantages supplémentaires : outre la desserte de la métropole régionale assurée, le canal de navigation serait plus court et demanderait moins d'écluses. A la suite de quoi Riquet rédigea son premier devis chiffré.
D'Anglure ne se contenta pas de mettre Riquet en relation avec Colbert. Manifestement, cette affaire de canal lui tenait à cœur et il la suivit de très près jusqu'à la fin de sa vie en 1669. Tout au long de ces années il agit en faveur de Riquet dans tous les domaines où il pouvait avoir quelque influence. Il pesa notamment de tout son poids aux Etats de Languedoc dont il était depuis peu le président, car il était évident que le canal ne pourrait se faire sans leur aval et sans leur participation financière. Au sein de cette instance politique la partie était loin d'être gagnée. D'une part une fraction non négligeable des députés était hostile à l'idée-même d'un canal. Ceux-là estimaient égoïstement que ce genre d'artère nuirait à leurs intérêts particuliers. Déjà, en 1644 les Etats s'étaient fermement opposés à l'aménagement d'une voie de navigation comparable entre Beaucaire et Aigues-Mortes. De son côté le haut personnel épiscopal était beaucoup plus préoccupé d'affaiblir le protestantisme que de promouvoir la prospérité commerciale du pays. Enfin, tous les projets de liaison entre l'Atlantique et la Méditerranée qui avaient été proposé jusque-là s'étaient soldés par un échec et l'on croyait ce type de canal impossible à réaliser. Le combat que d'Anglure mena pour vaincre les fortes réticences des gens des Etats fut de longue haleine. Epaulé par l'intendant Bazin de Bezons, l'archevêque-président poursuivit son effort avec obstination.
Dès la session de décembre 1663 de l'assemblée des Etats de Languedoc, d'Anglure défendit avec conviction le projet devant les députés. « Ne pouvait-on dire de ce canal qu'il représentait une œuvre commune au Roi et au pays d'Etats, qu'il était normal de voir la province contribuer au financement d'une entreprise dont elle serait la première bénéficiaire ? Convaincu de l'utilité du projet, les Etats l'étaient, mais beaucoup moins de sa réussite et soucieux des difficultés qu'allait entrainer un tel travail ; peut-être même craignaient-ils que les fonds ne fussent pas employés à cette fin mais détournés par le pouvoir royal sur d'autres dépenses. » (66)
A la fin de cette session, en février 1664, les Etats désignèrent leurs commissaires pour participer à l'examen du projet conformément aux ordres du Roi. D'Anglure était l'un d'eux et il assurera la présidence de cette commission. Les travaux de celle-ci occupèrent les mois de novembre et décembre 1664. L'archevêque informait régulièrement Colbert de leur avancement.
Il ne semble pas qu'une grande publicité ait été faite dans la province à ce contre-projet qu'était, dans les faits, la proposition de Riquet, car lorsque la commission fut réunie, Scorbiac croyait qu'il s'agissait d'examiner son propre projet (67). Et lorsqu'il comprendra que c'était un projet qui n’empruntait pas l’Agout et ne desservirait donc pas Castres qui avait la faveur des autorités et que c'était finalement Riquet qui allait être appelé à en diriger la réalisation, il se déversera en critiques acerbes (68) .
Au milieu du mois de janvier 1665, la commission rendit son verdict : le canal était faisable, toutefois elle recommandait de procéder à un essai par le biais d'une petite rigole.
Un an plus tard, les Etats débloquèrent des crédits pour payer les experts engagés par la commission, en précisant cependant « sans que pour raison du dit payement, la province puisse être obligée à l'avenir de faire d'autres dépenses pour le dit canal, les Etats n'y voulant plus rien contribuer en aucune manière que ce soit » (69).
L'année suivante, malgré le succès éclatant de la rigole d'essai au cours de l'été précédent, les choses n'avaient guère évolué : le procès-verbal de la délibération du 26 février 1666 mentionne : « Les Etats, répondant aux demandes qui leur ont été faites de la part du Roi par messieurs ses commissaires d'un don gratuit pour la présente année 1666 et de contribuer aux ouvrages que Sa Majesté a résolu de faire tant d'un port au cap de Sète que d'un canal de communication des deux mers, et considérant que les ouvrages proposés par mes dits sieurs les commissaires sont des ouvrages royaux, même que le roi Henri le Grand l'avait ainsi jugé pour le port du cap de Séte en l'année 1602, pour la construction duquel Sa Majesté n'avait demandé que la somme de trente mille livres une fois payée que la Province n'avait pas cru devoir accorder, ont délibéré qu'ils ne peuvent contribuer, de présent ni à l'avenir, à la dépense des dits ouvrages » (70). Néanmoins, ce refus des Etats de s'impliquer dans l'affaire ne dissuadera pas le Roi de promulguer son édit de construction du canal, ce qu'il fera en octobre.
Les efforts de d'Anglure et de Bazin portèrent finalement leurs fruits, la position des Etats commença à changer en 1667 après que les travaux eurent débutès : en mars ils s’engagèrent enfin sur un montant global de contribution réparti sur les huit années prévues pour le chantier, mais à condition de pouvoir faire vérifier les travaux, et que les fonds soient prioritairement affectés au remboursement des terres expropriées. Au bout du compte, la province financera l'ouvrage à hauteur de 40 %.
Cette même année 1667, d'Anglure bénira la première pierre posée en avril au barrage de Saint-Ferréol, puis quelques mois plus tard, au cours d’une cérémonie mémorable, celle de la première écluse construite à Toulouse.
L'année suivante, lorsque le creusement de la rigole de la plaine sera achevé, il y fera solennellement la première navigation de Revel à Naurouze.
Le 15 avril 1669 il écrira à Colbert : « Il y a bien des grandes choses commencées dans cette Province, il ne reste qu’à tenir la main que l’on n’y perde point de temps et que l’on n’amuse pas le tapis, il s’agit de faire,
non pas de dire et d’écrire » (71). Il s’éteindra le 25 novembre.
Mais l'appui de l'Eglise catholique au projet ne s'interrompra pas avec la mort de d'Anglure. Son successeur sur le siège de Toulouse, Pierre de Bonzi, apportera lui aussi un soutien sans faille à Riquet. En 1672, il tiendra à faire son entrée officielle dans son archevêché par la voie du canal. Il inaugurait ainsi de façon éclatante le tronçon de Naurouze à Toulouse qui venait d'être achevé. Et comme il prendra aussi la succession de d'Anglure à la présidence des Etats de Languedoc il pourra continuer à soutenir le projet sur un plan beaucoup plus tangible.
Depuis 150 ans, une dizaine de projets, qui tentaient de répondre à un vrai besoin, avaient été proposés aux autorités. Sans succès. Celui de Riquet put aller jusqu’à la réalisation à cause d’un faisceau de raisons convergentes, dont la principale est incontestablement la découverte d'une solution sérieuse pour alimenter le bief de partage. Et Revel, de par sa situation au pied-même de la Montagne Noire, joua un rôle primordial dans cette découverte.
Cependant, il est cocasse de constater qu'il fallut emprunter une voie détournée, l'axe Aude-Agout, pour qu'enfin le problème soit résolu sur l’itinéraire le plus logique, celui passant par Naurouze !
Ce dernier site est relativement éloigné de la Montagne Noire, et il fallut, dans un premier temps, concevoir que l’on pouvait amener l’eau du vieux massif jusqu’à Graissens, pour imaginer ensuite qu’on pouvait la conduire encore plus loin, jusqu’à Naurouze.
Si mes spéculations recouvrent quelque réalité, la vieille idée d'une liaison fluviale entre la Méditerranée et l'Atlantique aurait été une nouvelle fois relancée par un magistrat protestant ; et un prélat catholique, mu par une rivalité aiguë, aurait propulsé Riquet sur le devant de la scène. Ainsi, la célèbre voie navigable méridionale serait, d'une certaine manière, une conséquence des luttes religieuses dans le Languedoc du XVII° siècle.
S’il fallut à Riquet du génie pour concevoir son projet, il lui fallut de l’audace pour se lancer dans l’aventure de sa réalisation, et aussi une formidable opiniâtreté pour mener à son terme une affaire d'une telle envergure, malgré les difficultés de tous ordres qu’il rencontra.
P.S. : Sur quelques points, cet article contredit mes écrits antérieurs. C’est qu’entre-temps j’ai pris connaissance de documents auxquels je n’avais pas encore eu accès, ainsi que d’études nouvelles (et en particulier la thèse universitaire de Michel Adgé) qui amenaient un éclairage inédit sur certains faits, et qui, dans certains cas, rendaient caduques des thèses auxquelles j’avais jusque-là accordé du crédit. Tout cela confirme qu’en recherche historique une « vérité » est souvent provisoire !
Gérard Crevon, novembre 2013.
" Le seuil de Graissens vu du nord-ouest (cuesta de Milhès).
La ligne d'arbre au milieu de la photo matérialise le trajet de la rigole du Canal du Midi. Le gros bâtiment au centre est le silo de la ferme de Besombes, le seuil de Graissens se situe à sa gauche. La ligne d'arbres du fond souligne les toutes dernières pentes de la Montagne Noire, au-delà est la plaine de Castelnaudary. Tout au fond se dessine la ligne des collines du Sud-Lauragais (Mas-Saintes-Puelles).
Photo G. Crevon "
4-. Daniel Dessert, 2012, L'argent du sel, le sel de l'argent. p. 17.
5-. 1 £t (livre tournois) équivaut environ à 7 € (Monique Dollin du Fresnel, 2012, Pierre-Paul Riquet).
9-. AD31 / 3E19553, f°339 (10.10.1652), Me Guilliem, Revel.
13-. L’intendant de Languedoc était, depuis 1653, Claude Bazin de Bezons.
20-. AD31 / 3E18618, f°114 & 115 (21.09.1651) Me Anthony, Revel.
21-. 22 février, 14 avril, 23 mai.
26-. Philippe Delvit, 1999, Le temps des bateliers, gens et métiers de la rivière.
29-. Nom que lui a donné Monsieur Albin Bousquet, érudit revélois.
31-. Adgé, Thèse, tome 1, chapitre 3.
38-. Archives Départementales de l'Hérault, 1-BP-11428 : Etat au vrai, que présente au Roi et à nos seigneurs de son conseil, Nicolas Langlois, fermier général des gabelles de Languedoc et crues y jointes, de la Recette et dépense par lui faite durant le quartier d'octobre mille six cent soixante un, ... (Recette générale de la ferme des gabelles du Languedoc). Dans ce document, Scorbiac est cité comme receveur payeur des gages et augmentations des officiers de la chambre de l'Edit de Castres.
41-. La Revue du Tarn, 1941, document présenté par Marie-Louise Puech-Milhau.
50-. Lettre de Riquet à Colbert du 15 novembre 1662 (ACM 1-06). Transcription en français actuel.
52-. La baronnie de Verfeil faisait partie du domaine temporel de l'archevêché de Toulouse.
54-. Procès-verbal des experts (Adgé, Thèse, tome 6, pièce 24).
55-. N° d'inventaire dans les registres du Musée : RA418. Traduction de l'épitaphe : Musée des Augustins.
61-. Mémoire joint à la lettre de Riquet à Colbert du 15 novembre 1662 (ACM-1-06).
64-. ACM-29-6
66-. André Maistre, 1998, Le canal des deux-mers, canal royal de Languedoc, 1666-1810, p. 81
69-. Délibérations des Etats, session de 1664-1665
70-. Histoire Générale du Languedoc, tome 13, livre II, p. 464.
71-. ACM 32-12