Société d’ Histoire de Revel Saint-Ferréol LES CAHIERS DE L’ HISTOIRE - N°18 - Année 2012 |
De Mirepoix à Revel : Riquet aux gabellesPar Gérard Crevon |
15 novembre 1662 : Louis XIV a pris les rênes du pouvoir depuis un an et demi. Un obscur fermier général des gabelles du Languedoc, Pierre-Pol Riquet, écrit à son « ministre » de tutelle, Jean-Baptiste Colbert, et lui propose de construire un canal de navigation entre l'Aude et la Garonne. Il prétend avoir trouvé un moyen infaillible pour l'alimenter en eau. Une question vient immédiatement à l'esprit du profane : comment un collecteur de l'impôt sur le sel peut-il se mêler d'hydraulique et de batellerie ?
En France, depuis le XIVe siècle, le commerce du sel fait l'objet d'un monopole royal, moyen qui permet au souverain de lever un impôt très substantiel.
La taxe qui frappe cette denrée varie suivant les lieux et les époques. Si à l'origine elle avait été fixée au quart du coût de revient du produit, à l'époque de Riquet le prix de vente au consommateur est au minimum le double de ce coût et il peut aller jusqu'au triple.
Généralement les salins appartiennent à des personnes privées qui les exploitent elles-mêmes ou par l'intermédiaire d'entreprises. Le Languedoc en compte tout au long des côtes de la Méditerranée : salins de Peccais vers Aigues-Mortes, de Sète, de Mandirac près de Narbonne, de Peyriac et de Sigean.
L'acheminement du sel depuis les salins jusqu'aux entrepôts et aux lieux de distribution est effectué par des transporteurs, eux aussi privés. Mais la production et le transport du sel sont très réglementés et très surveillés.
La vente au consommateur à partir de dix litres, se fait dans les greniers à sel royaux. Ceux de Toulouse, Albi, Castres, Carcassonne, Mirepoix, Villefranche, Sauveterre et quelques autres, ont été crées par l'édit royal de 1622.
Ils possèdent des succursales, les chambres à sel, dans des villes de moindre importance. Par contre la vente au détail dans les boutiques et sur les marchés est l'apanage de simples marchands, les regrattiers.
Les greniers à sel sont exploités par des fonctionnaires royaux. Jusqu'en 1632 on trouvait à leur tête trois officiers : le grenetier, le contrôleur et le receveur. Le montant de leurs gages en indique la hiérarchie : en 1622 à Mirepoix le grenetier gagne 150 livres, le contrôleur 200, le receveur 300, un commis de grenier 25 et un garde 10.
Un office est acheté au roi par son titulaire. Ces offices sont triennaux : les greniers comptent trois officiers de chaque grade, chacun à tour de rôle exerce sa fonction pendant un an (un officier remplit donc sa charge un an sur trois).
Le grenetier s'occupe de la gestion matérielle du grenier. Il évalue les besoins des paroisses de son ressort, commande le sel, en assure la réception et le stockage, supervise sa vente, etc. Mais il a aussi une fonction de police et de justice : il est chargé de la répression du faux-saunage, c'est-à-dire de la lutte contre les trafiquants et les contrebandiers.
Si le grenetier était à l'origine le seul maître du grenier, au fil des siècles le roi lui a superposé d'autres officiers.
Le contrôleur assiste à la réception du sel dans le grenier et à sa vente. Chaque mois il vérifie et paraphe les registres du receveur.
Le receveur encaisse au jour le jour le produit des ventes.Il délivre les quittances pour tout achat, car tout détenteur de sel doit être en mesure de prouver, à toute réquisition, qu'il en a bien acquitté les taxes. Il délivre les quittances aux transporteurs pour attester qu'ils ont bien livré au grenier les quantités chargées au salin ou à l'entrepôt.
Jusqu’en 1632 les gabelles du Languedoc étaient exploitées directement par l’administration royale et le receveur du grenier à sel versait chaque mois sa recette au Trésorier royal de la province. En 1632, Louis XIII et son ministre Richelieu mettent les gabelles du Languedoc en fermage. Les greniers à sel restent des établissements royaux mais leurs receveurs cessent d’être titulaires d’un office pour devenir des commis du fermier.
Le fermier général des gabelles du Languedoc n'est pas un fonctionnaire royal mais un financier privé. Périodiquement le bail de la ferme est « mise en vente », et le Roi adjuge au plus offrant enchérisseur la perception de cet impôt pour une durée fixée (de 6 à 10 ans).
À son entrée en fonction le fermier dépose une bonne caution et il effectue un premier versement. Puis tous les trimestres il paie le prix retenu dans son offre. À charge ensuite pour lui de se rembourser en collectant par ses receveurs et auprès des regrattiers les taxes versées par la population. S'il a bien évalué ce que peut rapporter la vente du sel il fait du profit, s'il l'a surestimé il perd de l'argent. Le plus souvent il fait un profit très confortable.
Outre la collecte de la taxe sur le sel, le fermier est responsable de l'approvisionnement des greniers et des regrattages qui dépendent de lui. La plupart du temps il sous-traite cette activité à des entreprises de transport qu'il contrôle néanmoins étroitement.
Par ailleurs, c'est le fermier qui a la charge de recruter et d'encadrer les regrattiers qui officieront dans le périmètre de son ressort.
Enfin, c'est aussi lui qui verse leurs gages aux officiers et aux employés des greniers royaux. Le fermier en titre a la faculté de sous-traiter des portions de sa ferme à des sous-fermiers.
En fait, très souvent le fermier en titre n’est que la « façade » publique d’un groupe de financiers. Ces derniers prennent en charge le versement de la caution, chacun pour une partie bien déterminée de la ferme. Aussi, avant de valider un bail définitivement, l’administration royale demande au titulaire officiel de déclarer ses cautions et se réserve le droit de les agréer ou non.
Une ferme des gabelles est par conséquent une entreprise à la fois financière et industrielle.
Elle achète le sel aux sauniers, le transporte jusqu'aux greniers et aux regrat¬tages, perçoit les produits de sa vente et avance le montant de taxe convenu au trésor royal.
Selon toute vraisemblance, Riquet est entré dans l'administration des gabelles entre de 1634 et 1638 (3), à Mirepoix. En tout cas le registre paroissial des baptêmes, mariages et sépultures de cette ville atteste de sa présence dans la localité en 1634 (4), ainsi que de la naissance en ce lieu de son fils aîné Jean-Mathias le 20 janvier 1638. Des actes passés devant des notaires de cette cité montrent qu'il y exerçait les fonctions de grenetier en 1639 et en 1641 (5). En 1645, selon le même registre paroissial il y était receveur. C’est donc vraisemblablement vers 1644 qu’il entre à la ferme des gabelles du Languedoc.
En janvier 1646 le sous-fermier des gabelles de Mirepoix et Castres, son supérieur direct en tant que receveur, le mandate pour gérer en son nom un ensemble de regrattages (6). Et c'est probablement en 1647 qu'il entre pleinement dans le cercle étroit des financiers de la gabelle en prenant la succession de ce personnage. En effet plusieurs actes notariaux de 1648 à 1652 (7) lui attribuent le titre de « sous-fermier des gabelles du Haut-Languedoc ».
Lorsqu'il vient habiter Revel, en 1648, Riquet est donc sous-fermier des gabelles pour les circonscriptions de Mirepoix et de Castres (8). Il a certainement choisi le lieu de sa résidence de manière à pourvoir gérer ses affaires au mieux, et c'est probablement sa position géographique qui a valu à Revel d'avoir sa préférence. Cette bastide, créée en 1342, est située à peu près au milieu des territoires de son ressort. Elle est relativement proche de Toulouse où sont les bureaux de ses supérieurs immédiats. Et pour rejoindre Carcassonne, Narbonne et la côte méditerranéenne, elle bénéficie d'un chemin direct qui franchit la Montagne Noire en restant à une altitude raisonnable.
Fond de carte Géoportail/IGN
Bernard Griffoul-Dorval, Pierre-Paul Riquet, 1838, plâtre moulé (musée du Vieux-Toulouse, inv. 80.1428). |
Cathédrale Saint-Etienne :
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En 1648 Riquet est déjà riche, car il faut l'être pour obtenir la gestion d'une sous-ferme des gabelles. Cette richesse il l'a certainement d'abord constituée par un travail sans faille dans ses charges officielles. Mais surtout, je pense, depuis son entrée à la ferme, en élargissant, avec énergie et dynamisme, son domaine d’activité. Il s'est, en effet, lancé dans le transport du sel depuis les salins de la Méditerranée jusqu'aux greniers à sel de la région.
Tout d'abord à petite échelle lorsqu’il était receveur : dans plusieurs actes notariés de 1644 à 1646 (9) , il est désigné comme « fournisseur à la chambre à sel de Mirepoix ».
Lorsqu'il devient sous-fermier, non seulement il conserve son affaire de transport mais il lui donne même de l'ampleur : il approvisionne alors un nombre important de villes du Haut Languedoc et du Bas-Rouergue ainsi que l'indique un acte concernant la période 1649-1651.(10)
Dans ce document il est désigné comme « entrepreneur des tirages et voitures des sels destinés pour le fournissement des chambres de Toulouse, Carcassonne, Albi, Villefranche, Sauveterre et autres lieux ». Il est évident que pour cela il a dû mettre sur pied une entreprise relativement importante ce qui suppose un sens élevé de l'organisation et des qualités pour diriger un personnel probablement nombreux, on peut penser que cette activité annexe lui a fait prendre conscience de l'importance du coût du transport dans le prix final des denrées pondéreuses rendues sur les lieux de leur consommation.
Et à partir de la, une idée a dû, un jour, s'imposer à son esprit : celle que l'utilisation d'un canal de navigation serait un bon moyen de réduire ce coût.
Ainsi dans son activité professionnelle transparaît déjà le Riquet que l’on connaîtra lorsqu'il construira le Canal des Deux-Mers : un homme extrêmement actif, audacieux, organisé, meneur d'hommes. Mais aussi réaliste et gestionnaire rigoureux. Toutes qualités qui seront absolument indispensables pour mener à bien une entreprise aussi ambitieuse que celle à laquelle il consacrera la fin de sa vie. Apparaît aussi la raison économique de son intérêt pour un canal.
En octobre 1661, les fermes des gabelles de Languedoc, Lyonnais, Dauphiné et Provence sont adjugées en bloc pour 9 ans et pour 5.570.000 livres par an, à Nicolas Langlois, un grand financier parisien (11). Riquet est caution pour le Languedoc conjointement avec le sieur Jean-Baptiste Hurez (12). Dans le même temps le Roi crée la ferme des gabelles de Roussillon, Conflent et Cerdagne (13). Un autre financier, Alexandre Belleguise (14), en remporte l’adjudication et recrute Riquet pour mettre en place cet impôt dans ces territoires nouvellement acquis par la Couronne, ce qui amène ce dernier à être en contact avec Colbert (15).
Voilà donc Riquet admis parmi les grands de la finance dont le soutien lui sera indispensable pendant l’aventure du Canal dans laquelle il ne va pas tarder à se lancer.
Fond de carte Géoportail/IGN
1 - L’AUTA – publication de la Société « Les Toulousains de Toulouse et Amis du Vieux-Toulouse », 7 rue du May, 31000 Toulouse Mél. : toulousains.de.toulouse@wanadoo.fr Prix du numéro 5 euros (dossier du site constitué avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la Société que nous remercions ici)
4 - Découverte de Mme Jeannine Pibouleau, généalogiste (archives municipales de Mirepoix).
6 - AD09, registre Dumas, notaire de Mirepoix.
9 - Registres Vidalat et Dumas, notairesde Mirepoix (AD 09).
10 - Quittance du 10.05.1652 ( AD 31: 3E 3 916 II f° 62).
11 - AD34/ 1B33, f° 727 registre de la Cour des comptes, aides et finances de Languedoc
13 - Archives du Canal du Midi, liasse39, pièce 1